Souffles 10 - La lecture (2)
Voyage sur le dos d'un "fleuve détourné"
On lit parce qu’on a envie de s’évader d’un lieu fatigant, cramponné à nos semelles fatiguées. On lit parce qu’on a envie de fuir notre ombre qui nous colle du lever du soleil jusqu’à la lumière de la lampe à pétrole ! On lit parce qu’on a envie de décamper nos jours usés trempés dans la routine ! Et c’est ainsi que la lecture n’est qu’un voyage. Un autre voyage, multiple et exceptionnel, vers le pays qui s’appelle LA LIBERTE. Une autre race de voyages. Je déteste le mot race ! Les livres des voyageurs sont écrits, d’abord avec, et par les yeux. Le regard ! Ces livres m’ont toujours fait rêver à midi comme après minuit. Jacques Berque (1910-1995), fils de Frenda (wilaya de Tiaret), éminent anthropologue orientaliste et traducteur du Coran, a sélectionné quelques livres représentatifs de la culture arabe qui apportent quelque chose de plus à la culture universelle. Parmi ces livres, il a choisi le livre de l’explorateur Ahmed Ibn Fadhlâne (10e siècle), connu sous le titre Rihlat Ibn Fadhlâne (Voyage d’Ibn Fadhlâne). Les musulmans sont otages d’une civilisation qui condamne les valeurs de la culture de “l’œil”. Ils célèbrent “l’obscurité”, le “non-vu”. La culture musulmane nous enseigne que dans le regard habite le Chitane (Satan). Les musulmans sont hantés par une voix qui ne cesse de crier : “Baissez vos regards. C’est interdit de regarder le beau.”
Dans l’absence de l’œil, les musulmans produisent et reproduisent une culture handicapée et peut-être frustrée. Et voici la littérature du voyage qui libère une partie de l’imaginaire du regard. Elle replace nos yeux à leurs places, là où il fallait. Dans son livre, les merveilles des regardeurs (Touhfat al-Noudhar), Ibn Battûta (1304-1377), le prince des voyageurs musulmans, nous livre un époustouflant texte ouvert sur la réalité qui cohabite avec le mensonge et le fantastique, sans haine ni morale. On aime les mensonges qui réveillent notre regard terrassé par l’interdit et le “harame”. Les mensonges littéraires, dans leur vérité mensongère, sont le refuge dans un monde comblé d’hypocrisies et de tricheries. Les soyeux mensonges, hautement élevés par les grands écrivains, sont plus vrais et plus palpables que la vérité conçue par le politique ou l’idéologique. Par un octobre, avec la première poussiéreuse pluie automnale, je débarque à Damas. Une ville légendaire, là où, d’après le mythe, le premier mur a été élevé après le passage du déluge dévastateur de Noé. Etudiants, accompagné de la poétesse Rabia Djelti, nous avons choisi un modeste hôtel, appelé Carthagène, situé à quelques mètres du célèbre fleuve Barada. Qui parmi nous n’a pas entendu parler de Barada ! Ce fleuve qui a été, et pendant un siècle, largement chanté par les grands poètes arabes, à l’image de l’égyptien Ahmed Chawki (1868-1932) (émir des poètes arabes contemporains : Amir echouarae), le Libanais Al-Akhtal Assaghir (de son vrai nom Bichara Khouri : 1885-1968), l’Irakien Mahdi Al-Djawahiri (1899-1997) et d’autres.
Qui parmi nous n’a pas chantonné, dans sa solitude ou sous la douche, avec la diva Fayrouz et sa belle chanson sur “Sham” célébrant Barada. Le lendemain, tôt et sous une petite pluie timide, comme deux enfants, Rabia et moi avons couru à la rencontre de Barada. On l’a cherché partout : fouillé les alentours de l’hôtel, sillonné la fameuse place publique El-Marja, en vain. Fatigués, perplexes, nous avons pris place dans un petit restaurant, là où on a, pour la première fois, mangé du “falafil a-Sham”. On s’est récité le poème d’Ahmed Chawki sur Barada, et Rabia, avec sa voix unique, a chanté Barada de Fayrouz. Et lorsqu’on a demandé au serveur du resto : où est-il Barada ? Sur un ton triste, le jeune garçon nous a désigné une sorte de fossé sec, triste et sale, à quelques mètres du lieu où nous étions attablés.
La chanson de Fayrouz est éternelle, de même les poèmes d’Ahmed Chawki, d’Al-Djawahiri, d’Al-Akhtal Assaghir… mais la rivière Barada a été emportée par le déluge provoqué par la sauvagerie contemporaine du pouvoir despotique syrien. Et quand Barada le fleuve a été déclaré mort, les Damascènes n’ont pas baissé les bras, ils ont donné son nom à une bière : Bière Barada. Et ainsi le mythe continue ! Et la fascination aussi.
Amin Zaoui
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