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Souffles 10 - La lecture (2)

Ecrit par Amin Zaoui le 31.10.11 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques, Chroniques Ecritures Dossiers

Voyage sur le dos d'un "fleuve détourné"

Souffles 10 - La lecture (2)

On lit parce qu’on a envie de s’évader d’un lieu fatigant, cramponné à nos semelles fatiguées. On lit parce qu’on a envie de fuir notre ombre qui nous colle du lever du soleil jusqu’à la lumière de la lampe à pétrole ! On lit parce qu’on a envie de décamper nos jours usés trempés dans la routine ! Et c’est ainsi que la lecture n’est qu’un voyage. Un autre voyage, multiple et exceptionnel, vers le pays qui s’appelle LA LIBERTE. Une autre race de voyages. Je déteste le mot race ! Les livres des voyageurs sont écrits, d’abord avec, et par les yeux. Le regard ! Ces livres m’ont toujours fait rêver à midi comme après minuit. Jacques Berque (1910-1995), fils de Frenda (wilaya de Tiaret), éminent anthropologue orientaliste et traducteur du Coran, a sélectionné quelques livres représentatifs de la culture arabe qui apportent quelque chose de plus à la culture universelle. Parmi ces livres, il a choisi le livre de l’explorateur Ahmed Ibn Fadhlâne (10e siècle), connu sous le titre Rihlat Ibn Fadhlâne (Voyage d’Ibn Fadhlâne). Les musulmans sont otages d’une civilisation qui condamne les valeurs de la culture de “l’œil”. Ils célèbrent “l’obscurité”, le “non-vu”. La culture musulmane nous enseigne que dans le regard habite le Chitane (Satan). Les musulmans sont hantés par une voix qui ne cesse de crier : “Baissez vos regards. C’est interdit de regarder le beau.”

Dans l’absence de l’œil, les musulmans produisent et reproduisent une culture handicapée et peut-être frustrée. Et voici la littérature du voyage qui libère une partie de l’imaginaire du regard. Elle replace nos yeux à leurs places, là où il fallait. Dans son livre, les merveilles des regardeurs (Touhfat al-Noudhar), Ibn Battûta (1304-1377), le prince des voyageurs musulmans, nous livre un époustouflant texte ouvert sur la réalité qui cohabite avec le mensonge et le fantastique, sans haine ni morale. On aime les mensonges qui réveillent notre regard terrassé par l’interdit et le “harame”. Les mensonges littéraires, dans leur vérité mensongère, sont le refuge dans un monde comblé d’hypocrisies et de tricheries. Les soyeux mensonges, hautement élevés par les grands écrivains, sont plus vrais et plus palpables que la vérité conçue par le politique ou l’idéologique. Par un octobre, avec la première poussiéreuse pluie automnale, je débarque à Damas. Une ville légendaire, là où, d’après le mythe, le premier mur a été élevé après le passage du déluge dévastateur de Noé. Etudiants, accompagné de la poétesse Rabia Djelti, nous avons choisi un modeste hôtel, appelé Carthagène, situé à quelques mètres du célèbre fleuve Barada. Qui parmi nous n’a pas entendu parler de Barada ! Ce fleuve qui a été, et pendant un siècle, largement chanté par les grands poètes arabes, à l’image de l’égyptien Ahmed Chawki (1868-1932) (émir des poètes arabes contemporains : Amir echouarae), le Libanais Al-Akhtal Assaghir (de son vrai nom Bichara Khouri : 1885-1968), l’Irakien Mahdi Al-Djawahiri (1899-1997) et d’autres.

Qui parmi nous n’a pas chantonné, dans sa solitude ou sous la douche, avec la diva Fayrouz et sa belle chanson sur “Sham” célébrant Barada. Le lendemain, tôt et sous une petite pluie timide, comme deux enfants, Rabia et moi avons couru à la rencontre de Barada. On l’a cherché partout : fouillé les alentours de l’hôtel, sillonné la fameuse place publique El-Marja, en vain. Fatigués, perplexes, nous avons pris place dans un petit restaurant, là où on a, pour la première fois, mangé du “falafil a-Sham”. On s’est récité le poème d’Ahmed Chawki sur Barada, et Rabia, avec sa voix unique, a chanté Barada de Fayrouz. Et lorsqu’on a demandé au serveur du resto : où est-il Barada ? Sur un ton triste, le jeune garçon nous a désigné une sorte de fossé sec, triste et sale, à quelques mètres du lieu où nous étions attablés.

La chanson de Fayrouz est éternelle, de même les poèmes d’Ahmed Chawki, d’Al-Djawahiri, d’Al-Akhtal Assaghir… mais la rivière Barada a été emportée par le déluge provoqué par la sauvagerie contemporaine du pouvoir despotique syrien. Et quand Barada le fleuve a été déclaré mort, les Damascènes n’ont pas baissé les bras, ils ont donné son nom à une bière : Bière Barada. Et ainsi le mythe continue ! Et la fascination aussi.


Amin Zaoui


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A propos du rédacteur

Amin Zaoui

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Rédacteur


Amin Zaoui est un écrivain algérien né le 25 novembre 1956 à Bab el Assa (Algérie). il écrit chaque jeudi deux articles un en arabe dans le quotidien arabophone echorouk et en français dans le quotidien francophone liberté.

 

 

 

1984-1995 : enseignant à l’université d'Oran (département des langues étrangères)

1988 : Doctorat d'État en littératures maghrébines comparées

1991-1994 : directeur général du Palais des Arts et de la Culture d’Oran

2000-2002 : enseignant à l’université d’Oran (département de la traduction)

2002-2008 : directeur général de la Bibliothèque nationale d'Algérie

2009 : membre du conseil de direction du Fonds arabe pour la culture et les arts (AFAC)

Conférencier auprès de plusieurs universités : Tunis, Jordanie, France, Grande-Bretagne.

 

Publications en français

Les romans d’Amin Zaoui ont été traduits dans une douzaine de langues : anglais, espagnol, italien, tchèque, serbe, chinois, persan, turque, arabe, suédois, grec…

 

Sommeil du mimosa suivi de Sonate des loups (roman), éditions le Serpent à plumes, Paris, 1997

Fatwa pour Schéhérazade et autres récits de la censure ordinaire (essai collectif), éditions L'Art des livres, Jean-Pierre Huguet éditeur, 1997

La Soumission (roman), édition le Serpent à Plumes, Paris, 1998 ; 2e édition Marsa, Alger. Prix Fnac Attention talent + Prix des lycéens France

La Razzia (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 1999

Histoire de lecture (essai collectif), éditions Ministère de la Culture, Paris, 1999

L’Empire de la peur (essai), éditions Jean-Pierre Huguet, 2000

Haras de femmes (roman), éditions le Serpent à Plumes, 2001

Les Gens du parfum (roman), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

La Culture du sang (essai), éditions le Serpent à Plumes, Paris, 2003

Festin de mensonges (roman), éditions Fayard, Paris, 2007

La Chambre de la vierge impure (roman), éditions Fayard, Paris, 2009

Irruption d’une chair dormante (nouvelle), éditions El Beyt, Alger, 2009

 

En arabe

 

Le Hennissement du corps (roman), éditions Al Wathba, 1985

Introduction théorique à l’histoire de la culture et des intellectuels au Maghreb, éditions OPU, 1994

Le Frisson (roman), éditions Kounouz Adabiya, Beyrouth, 1999

L'Odeur de la femelle (roman), éditions Dar Kanaân, 2002

Se réveille la soie (roman), éditions Dar-El-Gharb, Alger, 2002

Le Retour de l'intelligentsia, éditions Naya Damas, Syrie, 2007

Le Huitième Ciel (roman), éditions Madbouli, Égypte, 2008

La Voie de Satan (roman), éditions Dar Arabiyya Lil Ouloume, Beyrouth ; éditions El Ikhtilaf, Alger, 2009

L'Intellectuel maghrébin : pouvoir - femme et l’autre, éditions Radjai, Alger, 2009