Sonnets et autres poèmes, Œuvres complètes VIII, William Shakespeare, La Pléiade (par Léon-Marc Levy)
Sonnets et autres poèmes, Œuvres complètes VIII, mars 2021, sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, 1052 pages, 65 € (59 € jusqu’au 30/09/2021)
Ecrivain(s): William ShakespeareL’entreprise de La Pléiade/Gallimard de publication de l’œuvre complète du barde de Stratford-Upon-Avon ne pouvait manquer d’inclure son œuvre poétique. Nous trouvons ici, dans un écrin somptueux de notes et d’éclairages, les pièces en vers majeures du grand Will, en particulier Vénus et Adonis (1593), Le Viol de Lucrèce (1594), et les célèbres sonnets (1609).
Tous les textes ici sont présentés en version bilingue grâce au travail d’une vaste équipe de traducteurs de haut vol.
Dire que William Shakespeare doit sa célébrité universelle au théâtre plus qu’à la poésie relève du truisme parfait. C’est ce en quoi cette édition de la Pléiade est particulièrement précieuse. Elle révèle un poète dont la profondeur et la musicalité enchantent. Ce volume propose les deux poèmes narratifs du barde de Stratford – Vénus et Adonis et Le Viol de Lucrèce – fort célèbres et prisés en leur temps et Les Sonnets que le XXème siècle a placés au plus haut de l’œuvre poétique du grand Will. La fluidité, les thèmes, l’intimité, la musique de ces pièces les rapprochent du lecteur contemporain, séduit par leur modernité et surtout par leur caractère subversif tant formellement que dans le propos.
Étrangement la forme du sonnet étonne. Shakespeare, dans ses comédies et dans ses commentaires, a raillé souvent ce modèle et ses auteurs, coupables à ses yeux d’être doucereux et pétrarquisants. Les sonnets qui apparaissent dans les pièces sont toujours des pièces destinées à tourner en ridicule les personnages qui les disent, généralement des amoureux transis comme dans les deux gentilshommes de Vérone. On peut s’étonner aussi de voir le plus remuant et indiscipliné des dramaturges du monde adopter – avec quel art et quelle grâce ! – une forme poétique rigide et codifiée. Point de subversion dans ces poèmes, ni dans la forme, ni d’ailleurs dans les thèmes que l’on retrouve régulièrement dans l’œuvre dramatique. L’amour bien sûr – le sonnet est en soi poème d’amour – mais aussi le temps et la mort comme dans Hamlet.
Même si ces pièces poétiques ne sont pas le cœur de l’œuvre de Shakespeare, elles n’en sont pas moins une entreprise littéraire qui compte à ses yeux. Le théâtre et la poésie sont deux mondes un peu à part au début du XVIIème siècle et les deux grands poèmes ici présentés ainsi que les sonnets sont, d’une certaine manière, l’illustration de la volonté de Shakespeare d’échapper au monde des « saltimbanques », d’entrer de plain-pied et de plein droit dans le monde de la littérature. Il va même jusqu’à penser que sa pérennité, voire son immortalité littéraire, passent par cette entreprise.
My love looks fresh, and to me subscribes,
Since, spite of him, I’ll live in this poor rhyme,
While he insults o’er dull and speechless tribes
*****
Mon amour paraît neuf, et la mort se soumet,
Car dans ces pauvres vers je vivrai malgré elle,
Quand elle triomphera de mornes foules sans voix.
Amour bien sûr dans l’ambigüité des genres. Le jeu des pronoms brouille les pistes, exprime une sexualité qui s’adresse autant à l’ami qu’à l’amie. L’identité sexuelle des objets d’amour semble emportée par l’élan amoureux. Ainsi dans le sonnet 41 dont la fin ne laisse aucun doute sur l’objet de la passion amoureuse de l’auteur :
[…] Beauteous thou art, therefore to be assail’d.
And when a woman woos, what woman’s son
Will sourly leave her till he have prevail’d ?
Ay me, but yet thou mightst my seat forbear,
And chide thy beauty and thy straying youth,
Who lead thee in their riot even there
Where thou art forc’d to break a two-fold truth :
Hers, by thy beauty tempting her to thee,
Thine, by thy beauty being false to me.
*****
[…] Tu es beau, on veut te conquérir. Et quand femme
Courtise, quel fils de femme aurait la goujaterie
De l’écarter avant d’avoir triomphé d’elle ?
Mais hélas ! tu pourrais restreindre tes assauts,
Gourmander ta beauté, et ta jeunesse folle,
Dont les débordements te conduisent au point
Où te voici contraint de trahir deux serments :
Le sien, car ta beauté l’attire à toi
Le tien, car ta beauté te mène à me tromper.
Le sonnet amoureux de Shakespeare n’a rien de ce que furent les sonnets de La Pléiade française ou ceux – plus anciens encore – du maître du genre, Pétrarque. L’amour y est toujours assombri par les nuages du désespoir et de la mort. L’élan amoureux shakespearien rappelle la poésie baroque de Villon, toujours en opposition à la nature mortelle des hommes. Plaisir et bonheur se heurtent sans cesse à la fragilité, au destin impitoyable des choses humaines.
A ce thème de la mortalité, s’ajoute régulièrement celui de la déploration de la vanité du monde. L’amour alors est la seule consolation face à la médiocrité des hommes, à la laideur, à la sottise. Le ton alors se fait amer et sombre.
Tir’d with all these, for restful death I cry,
As, to behold desert a beggar born,
And needy nothing trimm’d in jollity,
And purest faith unhappily forsworn,
And gilded honour shamefully misplac’d,
And maiden virtue rudely strumpeted,
And right perfection wrongfully disgrac’d,
And strength by limping sway disabled,
And art made tongue-tied by authority,
And folly, doctor-like, controlling skill,
And simple truth miscall’d simplicity,
And captive good attending captain ill.
Tir’d with all these, from these would I be gone,
Save that, to die, I leave my love alone.
*****
Lassé de tout, j’aspire au repos de la mort :
Las de voir le mérite acculé à mendier,
Et la médiocrité parée de beaux atours,
Et la foi la plus pure coupable de parjure,
Et les honneurs dorés offerts aux impudents,
Et la chaste vertu crûment prostituée,
Et la perfection même indûment avilie,
Et la vigueur claudicante paralysée,
Et la science muselée par l’autorité,
Et la (docte) sottise étouffant le talent,
Et la vérité nue rebaptisée simplesse,
Et le bien captif devenu servant du mal,
Lassé de tout cela, je voudrais m’en aller,
Si mourir n’était pas laisser mon amour seul.
Ce volume VIII que La Pléiade consacre à William Shakespeare est probablement celui qui permet de découvrir la part la moins connue du poète. Dans tous les cas, c’est assurément la part la plus intime, la plus douloureuse, la plus lyrique qu’il nous ait jamais offert.
Cette édition est un précieux écrin où reposent ces joyaux.
Léon-Marc Levy
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