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Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

Ecrit par Patryck Froissart 30.08.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Soluble dans l’œil, éd. Acoria, Coll. Paroles poétiques, 2010, Préface Shenaz Patel, 100 pages, 14 €

Ecrivain(s): Yusuf Kadel

Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel

 

Yusuf Kadel figure assurément parmi les poètes mauriciens contemporains les plus talentueux. Son écriture poétique brille par une recherche incessante d’originalité, par la spontanéité avec laquelle elle sort des sentiers littéraires battus, par l’audace (certes non singulière ni véritablement novatrice si on pense à Apollinaire, ce précurseur de la rupture des codes de la poésie dite classique) avec laquelle elle défie le lecteur et cherche constamment à le dérouter de toute possibilité de sens unique.

Le recueil est en deux parties, intitulées respectivement Soluble dans l’œil et En marge des messes.

Chacun de ces ensembles fonde sa propre problématique, qu’il convient donc de distinguer, même si le second est l’illustration et l’amplification des spécificités poétiques du premier.

Soluble dans l’œil :

Les textes de cette première partie, qui se caractérisent tous par leur brièveté, sont relativement structurés, et présentent même, de l’un à l’autre, presque régulièrement, une certaine identité formelle, ce qui les inscrit dans un champ sémantique globalement cohérent, constitué d’une succession quasi taxinomique de thèmes élémentaires : l’élément liquide (eau, sang, sueur, larmes, mer), l’élément aérien (vent, ciel, lumière, horizon, âme), le minéral (montagne, verre, terre, os), le métal (fer), le feu (feu, soleil, été, couleur), le temps (saisons, nuit, neige, givre), l’espace (désert, page), le végétal (arbres), le règne animal, le cosmos (lune), les temps de la vie (rire, silence, bonheur).

Ce premier ensemble commence avec des quintils de forme identique, dont la première ligne peut tenir lieu de titre, comme le montrent les deux beaux textes initiaux qui donnent le ton et le style :

 

La rivière

ne se retourne pas  la rivière

ignore d’où elle vient

« rivière » est le nom que porte l’eau lorsque

tenue en laisse

L’eau

nous bouscule de l’intérieur  l’eau

est plus pointue qu’on ne pense

l’homme !

est une idée de l’eau

 

Mais très vite, après six poèmes ainsi construits, le poète prend ses distances avec cette contrainte formelle qu’il s’est de prime abord imposée, tout en y revenant ici et là dans la succession des pages. Le quintil n’est plus systématique ; l’espace séparant, dans la deuxième ligne, la première partie du vers et la récurrence du titre se déplace dans la strophe, s’élargit, se distend ; des ruptures se font, brutales, inattendues, dans la mise en page, dans l’observance de la contrainte syntaxique ; des enjambements écartèlent et rompent la cohésion des groupes grammaticaux ; des italiques intrigantes marquent abruptement un mot, des élisions surprenantes éclatent comme des bulles…

 

Le verre

est frêle car tracé de regards  le verre

volontiers regagnerait l’sable

 

La vision du poète semble, de page en page, se troubler comme s’il entrevoyait progressivement, le temps passant, non plus un objet, ou un paysage, ou un être dans son intégrité, mais en éclats, ce qui s’exprime alors de plus en plus en bris de vers… On n’est pas loin de ce qui, dans l’art pictural, s’apparenterait au cubisme…

Comme si les choses se diluaient dans la perception, comme si le visible devenait, explicitement, « soluble dans l’œil »… pour se recristalliser en blocs nouveaux.

Le lecteur, par la magie de cette dissolution/recomposition, assiste ici et là à la fusion de la matière avec l’immatériel, et de façon constante à cette alchimie dont seuls les poètes ont le secret et qui permet liquéfaction des solides, solidification de l’élément liquide, sublimation…

L’été a un cou de girafe, le feu est pourvu de dents, le vent cherche ses reins, la mer se souvient, l’eau est pointue, la lumière « écorche ce qu’elle touche » et l’homme « est une idée de l’eau »…

Mais ce n’est qu’un début. L’illusion, ou, plutôt, la « dés-illusion » du regard, qui s’imprime de façon croissante au cours des pages de cette première partie n’est que le symptôme annonciateur de ce qui attend le lecteur dans la deuxième phase du recueil, ayant pour titre En marge des messes.

En marge des messes :

Dès l’entrée dans ce second ensemble s’accentue la fonction d’effraction du prisme au travers de quoi le poète voit les choses. Les lignes se disloquent et ont tendance à s’étirer, les syntagmes se dilatent, les lexèmes se brisent en morceaux horizontaux et verticaux, puis se décomposent jusqu’à la séparation des graphèmes, voire de chacune des lettres, des éléments de ponctuation et des majuscules surgissent de façon anti conventionnelle.

Et tout cela n’est pas un artifice de composition « pour faire genre ».

Non, en vérité, tout cela fait sens !

Illustration :

 

L’ici le main

tenant s’ é t e n d e n t

toujours

montant

Dégringole !

qui déguerpit

 

Texte après texte, la vision se disperse dans l’espace de la feuille, jusqu’à s’y perdre sous la forme d’une courte strophe que le lecteur doit aller chercher tout au bas d’une page blanche. Le temps lui-même se rétracte et s’inverse de façon paradoxale :

 

…et suivons

sereins

nos traces

laissées demain

 

Le poète ainsi recrée l’être, destitue puis reconstitue le réel, qu’il fait sien. Il se refait le monde, et, ce faisant, refait un monde, cet autre monde fascinant dont le lecteur en vient vite à pressentir, à discerner l’existence, en ajustant le visible (et l’invisible) à son regard, à son œil de voyant, de voyeur, de sorcier pourvu du talent magique d’éveiller tous les sens de celui ou de celle qui accepte de se faire son complice en poésie.

Il convient de citer pour conclure cet extrait de la belle préface que consacre à cette œuvre remarquable la romancière mauricienne Shenaz Patel :

Lire ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venue de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation, diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières.

 

Patryck Froissart

 

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A propos de l'écrivain

Yusuf Kadel

 

Auteur dramatique et poète né en 1970, Yusuf Kadel est l’auteur entre autres de : Un septembre noir (1998, prix Jean Fanchette), Surenchairs (1999, sélection prix Radio France du Livre de l’océan Indien), Soluble dans l’œil (2010) et Minuit (2013, sélection prix SACD de la dramaturgie de langue française). Il contribue régulièrement à divers ouvrages collectifs notamment à Maurice, en France et au Québec. Boursier du CnL (Centre national du Livre) et cofondateur de la revue de poésie Point barre, il est nommé en 2009 pour le prix Continental du jeune espoir littéraire africain. En 2014, il assure pour le compte des éditions Acoria à Paris la direction de Anthologie de la Poésie mauricienne contemporaine d’expression française.

 


A propos du rédacteur

Patryck Froissart

 

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Patryck Froissart, originaire du Borinage, a enseigné les Lettres dans le Nord de la France, dans le Cantal, dans l’Aude, au Maroc, à La Réunion, à Mayotte, avant de devenir Inspecteur, puis proviseur à La Réunion et à Maurice, et d’effectuer des missions de direction et de formation au Cameroun, en Oman, en Mauritanie, au Rwanda, en Côte d’Ivoire.

Membre des jurys des concours nationaux de la SPAF

Membre de l’AREAW (Association Royale des Ecrivains et Artistes de Wallonie)

Membre de la SGDL

Il a publié plusieurs recueils de poésie et de nouvelles, dont certains ont été primés, un roman et une réédition commentée des fables de La Fontaine, tous désormais indisponibles suite à la faillite de sa maison d’édition. Seuls les ouvrages suivants, publiés par d’autres éditeurs, restent accessibles :

-Le dromadaire et la salangane, recueil de tankas (Ed. Franco-canadiennes du tanka francophone)

-Li Ann ou Le tropique des Chimères, roman (Editions Maurice Nadeau)

-L’Arnitoile, poésie (Sinope Editions)