Sols, Laurent Cohen (par Laurent Fassin)
Sols, Laurent Cohen, 166 pages, 19,10 €
Edition: Actes Sud
Evitons le dithyrambe (« le plus beau », « le plus grand », « le plus fort », etc.) pour évoquer ce livre. L’abus devenu courant (désignant notre époque) des superlatifs en tous genres déclasse vite ce qui, hier à peine, était porté aux nues. Préférons-lui l’audace : Sols, premier roman de l’exégète, essayiste et traducteur Laurent Cohen, eût assurément enchanté Jean Paulhan, Raymond Queneau et, plus près de nous, Georges Pérec. Gageons que ces trois-là auraient vite apprécié en ces pages, outre un tableau particulièrement réussi de Paris à diverses époques, une imagination foisonnante ; des vies et histoires multiples qui s’y croisent et s’entrecroisent ailleurs en Europe, au Proche-Orient et beaucoup plus loin encore ; une verve et une espièglerie jamais prises en défaut ; l’impressionnante (parfois farceuse notent les éditeurs) et étourdissante (quoique nullement écrasante) érudition sur laquelle la narration s’appuie.
A dire le vrai, depuis maintenant dix années et plus que l’ouvrage a paru, Sols surnage avec brio au milieu de la mer de papier en laquelle sombrent généralement la plupart des romans nouveaux – dits français.
Pourquoi ce titre, Sols, demanderez-vous ? L’exergue éclaircit le mystère qu’opacifiait la superbe photographie de couverture, signée Ken Rosenthal : la silhouette d’un arbre se détachant dans la nuit :
Sept ciels, disent les kabbalistes, séparent l’homme de l’infini. Chacun d’eux constitue un niveau d’être. Chaque ciel est un sol spirituel. Donc une expérience singulière. Une région du destin.
Les thèmes de cette fiction abondent. Gardons-nous de focaliser notre attention sur quelques pièces d’une telle mosaïque à l’exclusion des autres. La lecture favorisera leur miroitement. Laurent Cohen s’ingénie à multiplier les angles de vue, à les diversifier à l’envi sans nous perdre jamais. Il maîtrise l’art de nous captiver en reliant les uns aux autres, comme par glissements, les sujets qu’il aborde. Sa prose rythmée, hypnotique n’aime rien tant que l’édifiant, le singulier sans négliger le saugrenu, le burlesque. A peine le livre est-il entre nos mains qu’il nous happe et nous retient. Nous voici complices d’une quête fiévreuse où s’affronteront le sens et le non-sens, la raison désintéressée et les passions communes.
Avançons simplement que la rencontre entre un historien spécialiste du régime de Vichy, Loïc Rothman, avec un théologien passé expert en angéologie (il en faut), un certain S.G., va favoriser de riches digressions, commentaires et interprétations, à partir d’un carnet écrit par un Juif érudit et anonyme, identifié parmi les archives léguées à l’institut de recherche où travaille ledit Rothman.
D’emblée, S.G., esprit butinant et curieux, fait état de ses réflexions et de sa vie terrestre. Bien vite, nous saisissons le cheminement sur le fil du rasoir de l’historien Rothman. Surtout, nous prend de vertige l’association détonante – qui fait frémir autant qu’elle souligne la force du récit – entre les anges et certains protagonistes choisis de la période précédant, puis caractérisant l’Occupation en France.
Né en 1966, Laurent Cohen remet en lumière des œuvres qui traversent le temps. Les personnages de son livre parlent de l’intérieur des milieux interlopes, ravagés, des officines occultes, du nihilisme, des milieux jouisseurs et sordides qui prospérèrent durant les années noires.
Aux côtés des intrigantes figures qui défilent sous nos yeux, nous visitons le grand bazar de la bigoterie ordinaire ; croquons les ridicules ; goûtons les trouvailles de sociétés savantes ; accédons aux communautés les plus fermées ; pénétrons l’univers des sectes ; pointons avec ironie, jubilation, effarement ou malice (c’est selon), bizarreries, déviances et folies.
Sans s’en laisser ni l’un ni l’autre conter, l’historien Rothman et le théologien S.G. commentent les pages du carnet retrouvé, jusqu’à adopter une présentation qui ressemble à celle du Talmud.
L’essentiel tient cependant en ceci : Sols (solum, soleils, solutions), si proche euphoniquement du mot français « seul » au pluriel (la solitude multimillénaire du peuple du Livre) nous prend sous son aile avec la même aisance que son auteur joue de la tension entre imaginaire, étincelles de spiritualité et traces. A l’écoute aussi bien (et sans être exhaustif) des hurluberlus, des paumés, des affreux, des fondus, des mystiques que des anges, cet ensemble « peu traditionnel » (concédera, à la fin, le fameux S.G. à la finaude mademoiselle Nobs) n’en reste pas moins travaillé tout au long par les ombres laissées par l’Histoire « avec sa grande hache » (Georges Pérec).
Laurent Fassin
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