Smile, Roddy Doyle
Smile, août 2018, trad. anglais (Irlande) Christophe Mercier, 256 pages, 19,50 €
Ecrivain(s): Roddy Doyle Edition: Joelle Losfeld
Ce roman venu d’Irlande va vous offrir quelques heures de délicieuse addiction. Le narrateur, Victor, jeune homme qui vient de vivre une séparation douloureuse avec sa compagne – la très belle et brillante Rachel – fait son nouveau foyer dans un troquet médiocre où il rencontre des gens qu’il ne connaît pas. A l’exception de cet étrange Fitzpatrick, qui se présente comme un ancien camarade de classe, mais dont Victor n’a gardé aucun souvenir. Ou presque.
Et Victor va dérouler – au compte-gouttes – ses souvenirs intimes. Ceux de son enfance auprès de ses parents, au collège, sa vie avec Rachel.
Dans un style frôlant l’épure tant le parti pris de sobriété est flagrant, Roddy Doyle nous emmène sur les pas de Victor qui s’installe dans son petit (et laid) appartement de célibataire désormais. Le contact avec la vie d’homme seul est douloureux, un peu halluciné, comme si Victor se regardait vivre dans un film noir.
« Le lendemain matin, j’ai vu ma première voisine. Je regardais les mouettes par la fenêtre. Quelqu’un n’avait pas remis le couvercle de l’une des poubelles à roulettes, et une mouette en avait tiré une carcasse de poulet qu’elle avait laissée tomber. Trois mouettes se battaient autour, et une autre bande attaquait la poubelle. Les chats restaient sous la Renault, ils attendaient. Un taxi s’est arrêté dans la rue. Il y a eu le délai habituel, une portière arrière qui s’ouvrait, un pied nu, puis le reste de la femme est sorti. Elle s’est appuyée sur la barrière basse et a enfilé ses chaussures tandis que le taxi s’éloignait. Elle s’est redressée et elle est entrée dans le parking ».
La vie avec la sublime Rachel, la belle, la célèbre Rachel, avec laquelle le petit Victor, journaliste tâcheron, sans succès, va vivre trente ans, avoir un garçon. Jamais il n’a vraiment cru que cettefemme ait pu s’intéresser à lui, l’aimer, le garder. Victor a vécu cette vie avec Rachel comme – déjà – un spectateur devant un film merveilleux. Un peu hors de lui-même.
« La démarche de Rachel. Ma mère me disait que Rachel marchait comme une Protestante. J’ai vu une démarche semblable des années plus tard, dans House of Cards. Claire Underwood marchait comme Rachel. Ou, si Claire Underwood avait grandi dans un lieu où on cherche toujours à se protéger de la pluie, elle aurait marché comme Rachel. Rachel ne portait jamais de talons hauts, et c’était toujours une surprise. Elle ne flânait jamais. Elle allait toujours du point A au point B. Mais Seigneur. Elle – ce quelque chose, sa démarche – n’avait rien de putain de merveilleux. Elle n’avait rien d’angélique ni de fantomatique ; Rachel était humaine. Elle marchait à grands pas, et parfois elle sifflotait ».
Et peu à peu – au compte-gouttes disions-nous – Victor va creuser pour nous les strates de sa mémoire. La mort du père, le collège des Saints Frères, les souvenirs enfouis. Peu sont réjouissants, scansion d’une vie d’un garçon introverti, facilement moqué par ses copains, trop souvent ébloui par les autres, femmes ou professeurs. La tension du récit ne cesse de monter au fil de la lecture, on devine un repli inconnu, terrible. On le devine. On le devine. Plus qu’un repli, une faille sans fond.
La tension interne de l’écriture de Roddy Doyle, la rumeur familière de Dublin, la belle traduction de Christophe Mercier, et la fin – cette fin ! – font de ce roman une des belles surprises de cette rentrée.
Léon-Marc Levy
VL2
NB : Vous verrez souvent apparaître une cotation de Valeur Littéraire des livres critiqués. Il ne s’agit en aucun cas d’une notation de qualité ou d’intérêt du livre mais de l’évaluation de sa position au regard de l’histoire de la littérature.
Cette cotation est attribuée par le rédacteur / la rédactrice de la critique ou par le comité de rédaction.
Notre cotation :
VL1 : faible Valeur Littéraire
VL2 : modeste VL
VL3 : assez haute VL
VL4 : haute VL
VL5 : très haute VL
VL6 : Classiques éternels (anciens ou actuels)
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