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Six questions à Gérard Pfister, éditeur

Ecrit par Didier Ayres 02.10.13 dans La Une CED, Entretiens, Les Dossiers

Six questions à Gérard Pfister, éditeur

 

 

Entretien réalisé par Didier Ayres le 5 septembre 2013

 

C’est dans un café parisien que j’ai rencontré Gérard Pfister, pour lui poser quelques questions sur la maison d’éditions Arfuyen qu’il a créée en 1975 et qu’il dirige avec son épouse, entre le Lac Noir, Paris et Strasbourg.

 

Concernant les tout débuts des éditions Arfuyen, pouvez-vous décrire en quelques mots ce que vous aviez à l’esprit lorsque vous avez créé la revue qui portait ce nom ?

Après avoir passé mon bac en 1968, je suis entré en faculté de droit ainsi qu’à Sciences-Po où régnait une particulière effervescence. Sept ans après les événements, leurs retombées étaient encore partout dans les esprits. J’avais gardé du lycée des amis passionnés de littérature, dont certains se retrouvaient régulièrement dans une petite maison de berger, sans eau ni électricité, que j’avais à Malaucène sur une montagne appelée Arfuyen, face au mont Ventoux. Le confort était tout à fait digne du Larzac et de toutes les utopies de l’époque. Nous passions notre temps aux Chorégies d’Orange, aux festivals d’Avignon, Aix-en-Provence et Vaison-la-Romaine. Nous buvions volontiers du bon vin du mont Ventoux et nous régalions des fruits des vergers alentour. Un jour, nous avons eu l’idée déraisonnable de créer ensemble une revue, et nous lui avons donné le nom du lieu, un mot celtique, aux sonorités insituables : Arfuyen. Nous étions au milieu d’une véritable constellation d’écrivains et de poètes : Philippe Jaccottet à Grignan, René Char à L’Isle-sur-la-Sorgue, Jean Tortel à Avignon, Henri Bosco à Lourmarin, Pierre Seghers à Murs, Paul de Roux à Fontaine-de-Vaucluse, et, tout près, à Althen-les-Paluds, le souvenir du merveilleux André de Richaud, mort sept ans avant, était encore très présent. Nous n’avions pas un sou, mais les médias comme les libraires étaient alors dans un état d’esprit très ouvert. Et il y avait des gens magnifiques, comme Victor Vasarely, que nous sommes allés voir au château de Gordes et qui, spontanément, alors que nous souhaitions seulement reproduire deux de ses œuvres, nous a offert six sérigraphies pour aider au lancement de notre revue.

 

Serait-il correct de résumer votre démarche d’éditeur par ces deux mots : littérature et spiritualité ?

 

La quête intérieure s’est dès le début inscrite au cœur de notre démarche, ce qui à l’époque n’allait vraiment pas de soi. On sortait tout juste de la poésie engagée, et toutes sortes de formalismes et de maniérismes tenaient le haut du pavé. Toute référence à une expérience intérieure, pire encore si elle était d’ordre spirituel, semblait un archaïsme insupportable. Pour ma part cependant, il m’a toujours semblé évident que l’écrivain devait trouver sa liberté de ton et de forme dans une véritable révolution intérieure. J’étais confirmé dans cette idée par les travaux que je menais sur le dadaïsme en vue de ma thèse. Un artiste et poète comme Jean Arp, co-fondateur de mouvement à Zurich, était un lecteur passionné de Maître Eckhart et d’Angelus Silesius. Picabia ou Tzara étaient eux aussi à leur façon imprégnés de spiritualité. C’est là qu’ils puisaient ce sens d’une joyeuse et radicale négativité qui, face aux mensonges et aux horreurs de la Grande Guerre, permettait de respirer enfin. Après cela le surréalisme et toutes les « avant-gardes » qui se sont succédés manquent cruellement de souffle et d’audace. La littérature française souffre depuis Richelieu d’une maladie chronique : l’académisme. Le malheur est que notre langue et notre goût en sont tellement contaminés que nous ne nous en apercevons même plus. Pas de meilleur antidote à cet égard que la plongée dans les eaux dangereuses de l’intériorité. Dès le premier numéro de la revue, nous avons publié des traductions du poète soufi Yunus Emre tout en réalisant également un entretien avec le génial et très secret Jean Eustache, qui venait de sortir deux ans avant La Maman et la Putain, et un autre entretien avec le grand compositeur André Jolivet, disciple de Varese et ami de Messiaen.

 

Comment les manuscrits vous parviennent-ils ?

 

Naguère par la poste, à présent par courriel, et en nombre sans cesse croissant ! Le prurit de publication atteint des proportions de plus en plus inquiétantes. Il est vrai que les hommes politiques et les vedettes médiatiques inclinent le public à penser que n’importe qui doit publier son livre. Les libraires croulent sous l’avalanche de cette production. Mais nous qui, au Lac Noir, vivons au milieu des forêts, nous nous demandons pour chaque texte s’il vaut bien la peine qu’on lui sacrifie la vie d’un arbre, et tous les nids d’oiseau qui s’y trouvent… Pour nous, le problème est, de toute manière, extrêmement simple : nous sommes bénévoles et, pour des raisons de temps, nous ne pouvons pas accroître le nombre de livres publiés chaque année. D’autre part, lorsque nous commençons de travailler avec un écrivain, nous avons à cœur de continuer de le suivre au fil des années. Et comme les éditions Arfuyen ont été créées en 1975, il nous est forcément assez difficile de prendre des engagements avec de nouveaux auteurs…

 

Y a-t-il une cohérence entre vos différentes collections et à l’intérieur de vos collections ? Pour ma part que tous vos livres se caractérisent par une forme de quête.

 

Nous avons quatre collections : en littérature contemporaine les Cahiers d’Arfuyen ont été créés en 1981 avec un texte de notre ami Guillevic. La collection Neige, de grand format, publie en édition bilingue des classiques contemporains de la poésie étrangère. L’esprit de ces deux collections littéraires est rigoureusement le même. Nous voulons avant tout faire entendre des voix justes : certaines sont fortes, d’autres plus discrètes, mais en aucun cas elles ne se confondent avec le brouhaha des écoles et des modes. Poser sa voix, aussi frêle soit-elle, et en tirer les plus profondes, les plus belles harmonies, n’est-ce pas là la quête de tout écrivain, de tout poète ? À cet égard, il me semble que le passage par la traduction est le meilleur moyen de faire ses gammes. On ne peut avoir de véritable liberté par rapport à sa propre langue que si l’on a travaillé dans d’autres langues, si possible très différentes. C’est l’exemple que nous donnent nombre de grands poètes du XXe siècle, qui furent aussi de grands traducteurs. Dans le domaine de la spiritualité, Arfuyen développe également deux collections : lesCarnets spirituels, créés en 2001, ont pour vocation de rendre accessibles les plus beaux textes des différentes traditions spirituelles, notamment chrétienne, judaïque, vedantiste et soufie. La mystique rhénane et le XVIIe siècle français y tiennent évidemment une place de choix. À côté des Carnets, qui publient des textes relativement brefs, nous avons une collection de grand format, la collection Ombre, qui publie de grands classiques de la spiritualité, comme tout récemment les Institutions de Tauler etles Mille Enseignements de Shankara. Si, dans nos deux collections de littérature, nous privilégions toujours des écritures fondées sur une expérience intérieure, et si, dans nos deux collections de spiritualité, nous sommes toujours  très attentifs à la qualité littéraire des textes, il nous semble essentiel de distinguer nettement ce qui appartient à une démarche d’écrivain et ce qui relève d’une démarche de spirituel. Il n’y a de cohérence que dans la clarté du discernement, et certainement pas dans le flou et la confusion.

 

Comment voyez-vous l’avenir ? Avez-vous le regret de quelque chose que vous n’auriez pas fait ?

 

Depuis 40 ans, nous avons publié environ 400 livres, à un rythme assez régulier. Je suis assez fier de n’avoir à en renier aucun. Aucun n’a été fait en fonction d’engouements passagers, de pressions amicales, d’opportunités financières ou de succès faciles. Je crois qu’une maison d’édition est un lieu dont la géologie et le microclimat permettent à certaines formes de vie de se développer dans les meilleures conditions possibles. Un bon coteau, dont le vignoble soigneusement travaillé donnera naissance à des crus singuliers et raffinés. Rien ne sert de vouloir produire le vin du voisin, et je me contente volontiers d’essayer de produire le meilleur vin de mon petit vignoble. Les jeunes ceps que j’ai plantés au début sont aujourd’hui de « vieilles vignes », aux riches possibilités, mais je ne m’arrête pas pour autant de planter. Il me semble que mon expérience me permet d’être encore plus indépendant et plus audacieux que par le passé. Et plus que jamais aujourd’hui l’audace et la force de caractère sont nécessaires. Car il n’y a plus vraiment d’écoles ni de modes qui puissent aider les auteurs à faire illusion. Et moins encore de satisfactions de court terme à attendre…

 

Que conseilleriez-vous aux impétrants littéraires d’aujourd’hui ?

 

Qu’ils lisent et relisent les Lettres à un jeune poète. Non pas pour apprendre à écrire du Rilke – surtout pas ! – mais pour apprendre à discerner ce qu’ils attendent vraiment de l’écriture. Les plus grands sages, les plus grands saints se sont abstenus d’écrire. Et ce n’est pas le moindre de leurs mérites ! Si l’on pense que l’on pourrait vivre sans écrire, alors, sans aucun doute, il vaut mieux, pour soi et pour les autres, s’en abstenir. Si l’on pense que c’est vraiment une question de vie ou de mort, alors tant pis : il faut y aller. Mais Rilke prévient : c’est aller au-devant d’un lot de solitude et de doutes incessants. Il n’y a pas de récompense à attendre, pas de certitude à conquérir. De la patience, encore de la patience : « la patience est tout ». Allez comprendre, après cela, qu’il y ait tant d’« impétrants littéraires » ! Croient-ils vraiment que la vie n’est pas assez difficile aujourd’hui sans se charger, en plus, de ce fardeau-là ? Alors que la lecture, la vraie, la lente, la profonde lecture, reprise et reprise sans cesse, est en soi un tel réconfort, un tel bonheur ! Voilà ce que je conseillerais : chercher les écrivains avec lesquels on se sent le plus d’affinités, et après cela ne plus les lâcher. Pour moi, dès 14-15 ans, cela a été Pascal, Nerval et Proust. Et puis le cercle s’est élargi à Montaigne, Apollinaire et Valéry, et ne demande qu’à s’élargir encore. Chacun doit fonder ainsi sa famille, et celle-là dure toute une vie.

 

Didier Ayres

 


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A propos du rédacteur

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.