Six Jours, Ryan Gattis
Six Jours, septembre 2015, traduit de l’anglais (USA) par Nicolas Richard, 432 pages, 24 €
Ecrivain(s): Ryan Gattis Edition: Fayard
Avant même d’ouvrir Six Jours (All Involved : A Novel of the 1992 L.A. Riots, titre autrement plus significatif), le premier roman de Ryan Gattis traduit en français, de multiples indices mènent à l’idée qu’on va être confronté à quelque chose de costaud. Il y a le soutien d’autres écrivains, et pas des moindres : Joyce Carol Oates, David Mitchell et Dennis Lehane ; mais on sait que pareil soutien peut se monnayer, ou s’échanger… Il y a plus concret : la chaîne HBO et le producteur Alan Ball ont acheté les droits en vue d’une adaptation télévisuelle, ce qui laisserait à penser que le matériau narratif proposé par Gattis est à tout le moins solide. Et puis il y a l’argument ultime, le gage d’authenticité parfait pour tout qui s’intéresse à la culture populaire nord-américaine : sur le site de l’auteur, à la page dédiée à Six Jours, se trouve la playlist du roman, et là, on se dit que s’il y est bien question des Supremes, des Temptations, de Bill Haley, de Toots & The Maytals, de Cypress Hill et bien d’autres encore, en ce compris des bandes originales de films signées John Williams (plus particulièrement sur la « bombing mixtape » de Freer, l’une des voix du roman – on y reviendra), ce roman va parler de vrais gens, de ceux qui vivent avec de la musique en fond sonore constant, pour qui elle signifie quelque chose, et sans laquelle manquerait une part essentielle de leur personnalité.
Cette attention portée au moindre détail se vérifie à la lecture de Six Jours, et est plus que certainement liée à la façon dont Gattis a préparé la rédaction de son roman sur les journées d’émeute (voire d’insurrection) à Los Angeles du 29 avril au 4 mai 1992, suite à l’acquittement des policiers coupables d’avoir passé à tabac Rodney King : pendant deux ans, l’auteur a mené des interviews avec d’anciens membres de gang, des pompiers, des infirmières et d’autres personnes ayant vécu des événements. Le résultat est confondant : Gattis fait littéralement entendre la voix de quelques protagonistes qui ne sont représentatifs que d’eux-mêmes – car, première élégance romanesque, Gattis a donné une telle épaisseur à ses personnages qu’il est impossible de les confondre avec de pénibles archétypes clichés en deux petites dimensions. Cette épaisseur est entre autres la conséquence du choix narratologique effectué par Gattis : ce sont les protagonistes qui (se) racontent, d’où l’idée de faire entendre les voix.
En effet, si la narration est bel et bien chronologique (elle débute le 29 avril 1992 à 20h14 et se conclut le 4 mai 1992 vers 11h, avec une véritable entorse), elle est surtout le fait d’une grosse quinzaine de protagonistes des événements, certains se connaissant, certains ignorant l’existence des autres, ces diverses destinées se croisant en tout cas, de façon attendue (des membres d’un même gang latino) ou de façon fortuite (une infirmière et un pompier, un jeune homme et un tagueur au travers de l’ultime œuvre de celui-ci). Surtout, ce sont quinze voix qui se font donc entendre, des voix appartenant majoritairement à la communauté latino de Lynwood, chacune avec sa syntaxe, son vocabulaire (voir l’abondant glossaire en fin de volume – mais le roman peut être aisément lu sans y avoir recours, surtout si on a déjà regardé quelques séries façon The Shield ou The Wire, au réalisme duquel font penser ces Six Jours) et son degré de compréhension des événements en cours. Car tout le monde ne sait pas tout, et une narration peut en éclairer une autre, ou du moins apporter dessus un point de vue neuf, légèrement décalé. Mieux encore : une narration peut démarrer d’une autre, un personnage secondaire devenant soudain voix à écouter, et l’histoire de continuer, comme si, d’une pelote narrative, Gattis décidait de tirer l’un puis l’autre fil, certains se brisant net (mort violente, blessure par balle, etc.), d’autres s’échappant vers une trame différente après s’être déroulé et noué sur la trame deSix Jours et son histoire.
Car il faut le préciser : Six Jours raconte bel et bien une histoire, celle d’un gang qui se voit attaqué par la bande (le frère non « impliqué » de membres du gang est sauvagement assassiné par un autre gang) durant cette période trouble, où le surménage des forces de l’ordre a permis à nombre de délits d’être commis, et décide de se venger dans les largeurs, quitte à renforcer la main-mise sur un territoire et le business qui s’y fait. Le tout en six jours, avec des aléas, des incertitudes et des victoires, et toujours ces voix, parfois familières avec le lecteur (« tu vois »), qui sonnent comme un chœur pour la tragédie qui se joue à Lynwood, jusqu’à Koreatown (représenté par « Kim Byung Hun,aka John Kim »), un chœur dont les membres seraient majoritairement « impliqués », et dont certains seraient à la marge (« Miguel Rivera Junior, dit Miguelito, aka Mikey Rivera », qui a choisi d’être « mod » pour s’en tirer, à la grande incompréhension de son père : « Il ne pige pas que, pour ma génération, c’est une autre culture, que nous, on peut choisir. C’est plus la même chose que quand il avait mon âge. Maintenant, ce qui domine, c’est les plans cholo. Des trucs de gangs. C’est égoïste. Il pige pas que la musique m’a sauvé. Le ska, tout ce qui est Two-Tone, les disques Trojan, ça me permet d’être en dehors de ce monde. Parfois, je me dis que mon vieux préférerait que je sois dans un gang, n’empêche, parce que c’est peut-être plus proche de la façon dont lui a grandi, même s’il en parle jamais – pourtant il a des cicatrices qui datent pas de ses chantiers, contrairement à ce qu’il prétend ») ou vivraient tout simplement en dehors même du système des gangs (« Gloria Rubo, infirmière » en particulier) ; ce chœur semble représentatif de Lynwood, qui devient, comme dans les meilleurs romans sur des villes, un personnage essentiel de Six Jours dans un Los Angeles « balkanisé », le personnage qui soude tous les autres personnages autour de lui, leur donnant une ultime consistance. Mais celle-ci est diverse au possible : au travers de cette grosse quinzaine de personnages qui (se) racontent, Gattis fait exploser tous les clichés relatifs au « ghetto », montrant des êtres complexes, pas enfermés du tout dans des rôles pré-écrits : entre Clever, le jeune homme bien surnommé qui brouille toutes les pistes policières parce qu’il a suivi des cours de criminologie et qui se voit se construire un avenir ailleurs, et Lil Creeper qui n’envisage la vie qu’à l’horizon de Lynwood mais qui a un sens aigu (et plutôt expéditif) de la justice, c’est toute une gamme humaine sur laquelle Gattis joue un grand concerto dédié à Los Angeles avant, pendant et après les émeutes de 1992.
Grâce à la technique narrative chorale évoquée ci-dessus, Gattis a écrit un roman qui file à toute allure, prenant au possible malgré la dureté de certaines scènes, en particulier lorsque parle le militairement froid « Anonyme » appartenant à une section spéciale chargée d’intervenir dans Lynwood – clairement : entrer et démolir du gangster autant que se peut faire, en toute illégalité. Gattis a écrit un roman sur des événements sanglants (pour rappel, la loi martiale était d’application durant ces six jours…) et il ne recule devant aucune scène, autant prévenir les âmes sensibles – d’un autre côté, on ne peut l’accuser de complaisance, tant son écriture est dans la droite ligne behavioriste des meilleurs auteurs de romans policiers nord-américains. Avec en sus des choix musicaux qui, comme sous-entendu ci-dessus, typent à merveille les personnages. Quant à ces personnages, puisque ce sont eux qui « parlent », impossible de les juger, impossible de trancher entre le bien et le mal puisque Gattis fait entendre la pensée, la façon de penser de, par exemple, « Josesito Serrato, aka Watcher », mac et dealer à l’âge de douze ans. C’est dur, très dur, mais Gattis évite tous les pièges (moralisation, pitié, édification, etc.), et c’est aussi pour ça que Six Jours est un fabuleux roman, un roman avant tout sur des gens et leur vie. Donc un roman humain, terriblement humain.
Didier Smal
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