Sinisgalli ou le poème panthéiste
J’ai vu les Muses, Leonardo Sinisgalli, traduit de l’italien par Jean-Yves Masson, Editions Arfuyen, Paris-Orbey, 2007
Il est difficile d’écrire à partir de ce très beau livre, traduit de l’italien par Jean-Yves Masson, sans choisir un point de vue, une orientation. Car le poème lui-même, ou plutôt la possibilité du chant poétique, le parcours de la langue du poème – que le traducteur respecte de très près – résistent et, si je peux dire, vont vers la vérité de cette langue, vers la vérité qui se cache, comme le motif dans le tapis, dans l’essence de ce qu’est la parole poétique.
D’autre part, le livre recouvre dix années du travail du poète, de 1931 à 1942, avec une sorte de constance, de lyrisme où, ni l’effet de vers tels que : Le cœur émerveillé/ J’ai interrogé mon cœur émerveillé/ J’ai dit à mon cœur la merveille, qui sont comme une aigrette verbale, un salto, depuis quoi l’effet ne se dilapide pas, ni le mélange habile des affaires des jours et celles de la métaphysique, n’épuisent l’impression de ravissement de l’ouvrage. Il y a, si je puis dire, un peu, voire beaucoup de sens et signification accumulés et qui portent très haut le livre – qui d’ailleurs vont bien à J.-Y. Masson, me semble-t-il, à cause d’un soin identique pour sa propre poésie.
De fait, cette traduction gagne, on pourrait dire, pour celui qui la découvre aujourd’hui, à ne pas vieillir brutalement et se laisser emporter par le gré de l’humeur, de la mode, le plaire d’un petit moment. Car la constance de l’impression poétique de ce livre, me semble être la poésie elle-même. J’ai écrit, il y a longtemps, pour une revue scientifique, une étude sur Le Gardeur de troupeau de Fernando Pessoa. Je développais l’idée de la négation obligée du « il y a » qui retranche nécessairement sur ce qu’il n’y a pas, et que je retrouve dans ce J’ai vu les Muses de Leonardo Sinisgalli ; peut-être y a-t-il une connexion entre les deux poètes (car le livre de Pessoa a été publié de manière posthume en 1944, donc assez proche de la rédaction du livre de Sinisgalli…).
Puis-je dire un poème comme neuf, comme absolument moderne au sens de Rimbaud ? Nonobstant, j’ai choisi le poème panthéiste, donc pas seulement comme un « modéré et chantant » pris à la musique, mais pour la vibration immatérielle au milieu du monde, pour le « tintinnabulement » des images et le son persistant de mille grelots de cuivre dans le cœur épais du monde. C’est ici l’ensemble de la masse orchestrale qu’il faut rendre pour saisir la métaphysique et ce qu’elle traverse. Est-il besoin d’un dieu ? Pourquoi pas. Eaux vives et calmes des foulques, crépitement d’or des gouttières, mur d’un potager où s’effondre le ciel du poète. Ou encore, la passiflore qui trouve son explication, à mon sens, dans l’entrée double de fleur spirituelle disons – la fleur de la Passion –, et pour ses vertus, médicales en un sens, et son pouvoir hypnotique. Oui, cela peut cohabiter avec une idée de dieu, d’un dieu panthéiste, le pantocrator – à défaut de connaître mieux l’opinion de Sinisgalli sur ce sujet. Le monde est gagné par une force. Le poème n’est que l’image de cette victoire, la preuve en quelque sorte.
Par exemple, ce poème tiré du Chasseur indifférent :
Nous piétinons les feuilles mortes
Sur l’une et l’autre rive ;
Le fleuve est tiède comme de la cendre
Si tu le touches. Il semble
Que le ciel descende profondément
Jusque dans la terre
Par ces claires nuits de guerre.
Nous sommes conduits par des indices vers une présence haute. Des petits éléments, des traces ductiles qui font ressortir ici, la nuit, ou là, des aboiements de chiens, et le contraste est tel entre la nuit ou le chien et ce par quoi le poète les nomme, que l’on conclut pour une transcendance. Petits indices d’une vie supérieure – d’ailleurs, tout un chacun ne connaît rien d’autre que des indices – qui viennent bouleverser le flux simple des choses, le dos d’une main, par exemple, des phrases en langue étrangère sur des drapeaux, une voix aimée.
Et puisqu’il m’est arrivé de parler de fleur, et de cette ambiance narcotique, un dernier mot plus général sur la poésie – dont l’auteur italien qui est le sujet de cette petite chronique, me semble une bonne illustration. C’est la question du sommeil. Le suspens. Le court moment du décours. La brusque apnée. Cette sorte de perte de soi que l’on ressent à ce moment si particulier où vient le sommeil. La veille passe. On s’enfonce dans l’eau sombre du rêve. On tombe comme en poésie. Oui, le décours du poème, c’est l’heure de sommeil, juste avant la grandiose fête païenne du rêve et de la fantasmagorie.
Didier Ayres
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