Sinatra Confidential, Shawn Levy
Sinatra Confidential, novembre 2015, trad. anglais Nicolas Guichard, 368 pages, 22 €
Ecrivain(s): Shawn Levy Edition: Rivages
Si on a en tête la magnifique biographie de Dean Martin par Nick Tosches (*1), on ne peut qu’être dérouté par ce livre. On est loin du récit haletant, lyrique, passionné de Dino. Mais le titre Sinatra Confidential fait plutôt référence à James Ellroy et son L.A. Confidential. Et là, le livre tient la route. On retrouve en effet chez Shawn Levy la volonté de dessiner une époque à travers la carrière de Frank Sinatra. Ou plutôt, car c’est plus de cela qu’il s’agit, à travers l’histoire du « Rat Pack » (C’est d’ailleurs le titre original : « Rat Pack Confidential »).
Qu’est-ce donc que le « Rat Pack » – pour ceux qui ne le sauraient déjà – ? : Un jour, voyant les gars de la bande de Sinatra assis au premier rang du bar d’un casino, Lauren Bacall a grommelé : « Vous ressemblez à un foutu Rat Pack (*2). Ils se sont tous marrés ». Le terme est resté et ils l’ont rendu célèbre. Au début il y avait Bogart, mais le « Pack » qui a duré longtemps et écumé tous les casinos, salles de concert et restaurants de Las Vegas à la Côte Ouest, était composé de Sinatra, Dean Martin, Sammy Davis Jr, Peter Lawford et Joey Bishop.
Bien sûr, on est loin, avec cette multibiographie, du grondement puissant de l’American Tabloïdd’Ellroy. Mais on marche, de portraits en anecdotes, de petites histoires sordides ou drôles, en grande Histoire, toujours sombre. Des personnages forts se dessinent.
Frankie d’abord. On l’appelait (on l’appelle encore) « The Voice ». Shawn Levy nous raconte le miracle de cette voix unique : chaude, puissante, acrobatique, capable de tenir l’équilibre sur tous les rythmes, les cassures, les montées. Il va enchaîner, pendant des décennies, les concerts triomphaux, les tournées historiques, les disques devenus des classiques. Et ce pratiquement jusqu’au crépuscule de sa vie.
Mais Shawn Levy nous découvre aussi l’homme Sinatra. Beaucoup moins reluisant, au point qu’on finit le livre après l’avoir pris en grippe. Orgueilleux, chahuteur, méprisant (sauf avec ses amis et encore), misogyne. Le trait que Levy met en relief – et qui n’est pas le moindre – est cette admiration béate de Sinatra pour la pègre et les hommes de la Mafia. Sa volonté de plaire à Sam Giancana (*3) par exemple, le montre pleutre, geignard, cire-bottes. Un jour où il le rencontre :
« Dans le bar, Frank a serré la main de Giancana. “Je vois que tu portes la bague (*4)”, lui a-t-il dit. Giancana lui a répondu qu’il gardait toujours cette marque d’amitié à son doigt, mais Frank a refusé de le croire : “Oh, non, ce n’est pas vrai, lui a-t-il dit. J’ai entendu dire que tu ne portais pas la bague. J’ai entendu dire que tu ne la portais jamais”. Joseph Shimon, un des agents de Maheu (*5), était présent dans le bar et il n’en croyait pas ses oreilles. Ça me semblait tellement ridicule, se souvenait-il. On aurait dit une gamine à qui on avait brisé le cœur. Je n’ai pas pu résister. Je leur ai dit : “C’est quoi ça ? Vous êtes des putains de tapettes ou quoi ?” Sam était plié en deux, mais Sinatra était très gêné et m’a fait la gueule ».
Shawn Levy passe vite sur le personnage de Dean Martin. Il sait que Tosches a tout dit, et comment, à son sujet (il lui rend d’ailleurs un hommage appuyé à la fin du livre). Mais il nous brosse un portrait attachant, haut en couleurs, sautillant, du « Nègre borgne et juif », Sammy Davis Jr. Sans conteste, c’est le membre du « Rat Pack » le plus profondément humain, fragile, souvent douloureux. Et quel talent.
On ne s’ennuie jamais à cette lecture et le « bling-bling » du Vegas d’alors nous semble aujourd’hui éberluant. Mais a-t-il changé ? Il faut saluer la traduction discrète et intelligente de Nicolas Guichard, qui nous fait revivre avec une évidente jubilation cet univers.
Un solide et amusant divertissement.
Léon-Marc Levy
(*1) Dino : La belle vie dans la sale industrie du rêve, Nick Tosches (Rivages/noir)
(*2) Un tas de rats. Le terme rat peut signifier une « ordure » (NDA)
(*3) Sam Giancana Salvatore Giancana appelé Sam Giancana, né le 15 juin 1908 à Chicago, assassiné le 19 juin 1975 à Oak Park, est un mafioso américain d’origine sicilienne, patron de l’Outfit de Chicagode 1957 à 1966. Ses surnoms étaient, entre autres, « Momo », « Mooney », « Sam the Cigar » ou « Sammy » (Wikipédia)
(*4) Bague gravée que Sinatra avait offerte à Giancana (NDLR)
(*5) Robert Maheu est un agent du FBI, qui préparait alors avec la Mafia une opération visant à liquider Fidel Castro
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