Silas Marner, Le tisserand de Raveloe, George Eliot (par Didier Smal)
Silas Marner, Le tisserand de Raveloe, George Eliot, Folio, janvier 2023, trad. anglais, Pierre Leyris, Alain Jumeau, 368 pages, 9,20 €
Edition: Folio (Gallimard)Au dix-neuvième siècle, deux George se partagent la renommée littéraire : Sand, la Française, et Eliot, l’Anglaise, et la seconde admirait l’œuvre de la première. D’ailleurs, à certains égards, cette admiration transparaît dans Silas Marner (1861) : il y a de La Mare au diable et de La Petite Fadette, ces beaux récits ruraux publiés quatorze et douze ans auparavant, dans cette évocation d’une rude campagne anglaise où la solitude et l’habitude semblent la règle, et que survienne une belle exception à cette règle !
Reprenons. Silas Marner est le troisième roman de George Eliot, qui vient de rencontrer le succès critique et public avec Le Moulin sur la Floss juste un an auparavant : à cette vaste fresque d’un amour tragique succède un récit plus bref, resserré, dont les quelque deux cents premières pages manuscrites effrayeront l’éditeur lorsque l’autrice les lui enverra – trop sombres, trop tragiques. Ses craintes s’avéreront vaines : le troisième tiers de Silas Marner est lumineuse, comme cela advient régulièrement dans le roman anglais du dix-neuvième siècle ; aux Français les fins désespérantes, aux Anglais la rédemption finale.
Pourtant, tout semble effectivement renvoyer à l’ombre, voire aux ténèbres, dès le début du roman : Silas Marner, exclu de sa communauté religieuse urbaine sur une fausse accusation de vol, est venu se perdre à Raveloe, dans les Midlands, loin de cette ville anonyme du Nord où il grandit et tomba amoureux, et y exercer le métier éminemment solitaire de tisserand. On le pense un peu sorcier, on lui amène le résultat du travail au rouet ou à la quenouille, on revient une semaine plus tard chercher le tissu – et Marner de vivre solitaire et de s’enrichir, son seul plaisir consistant à contempler ses pièces accumulées au fil des ans. C’est une sorte d’anti-conte qu’écrit Eliot dans la première partie de Silas Marner : le personnage principal s’enferme en lui-même, ressassant ses malheurs à la périphérie d’un village quasi médiéval dans son propre enfermement et sa gouvernance par un squire seigneurial dont les deux fils vivent dans la débauche et/ou le mensonge. Autour d’un Marner silencieux, Eliot dépeint une société automatisée avant même l’apparition de la machine (on est au début du siècle) : toujours les mêmes gestes, toujours les mêmes mots – l’on comprend l’éditeur effrayé en 1861 par l’apparence d’un récit du morne et de l’affligeant – même si le traitement par Eliot des discussions à la taverne de Raveloe ou durant une soirée donnée par le squire peuvent prêter à sourire.
Cela s’aggrave en apparence avec un Marner pris de crises de catalepsie : absent de la société, il en devient absent à lui-même. Comment envisager que son histoire prenne une tournure lumineuse ? Par un double retournement de situation, par un transfert de l’amour. D’abord, Silas Marner voit son or, son cher or, sa seule raison de vivre, lui être dérobé un soir qu’il a oublié de fermer la porte de sa demeure (le lecteur a vite fait de deviner qui est le coupable ; la surprise n’est pas moins vive lorsque celui-ci est enfin découvert comme tel par les villageois) ; ensuite, le fils aîné du squire, Godfrey Cass, s’est secrètement marié à une certaine Molly, dont il a eu une petite fille : Molly vient, une nuit d’hiver, mourir, elle qui est intoxiquée à l’opium (moins cher que l’alcool en Angleterre à l’époque, comme le signale Marie Darrieussecq dans une intelligente préface), à deux pas de la demeure de Marner, et l’enfançon vient se réfugier chez ce dernier, rampant vers la lumière et la chaleur. L’amour humain, absent de la vie de Marner et pallié par l’or, soudain fait son apparition, et l’anti-conte devient conte.
Cela pourrait être artificiel, cette petite fille pourrait sembler un maladroit lapin tiré d’un chapeau ; il n’en est rien, tant Eliot feint d’ignorer à quel point cette coïncidence pourrait être grossière – elle la rend naturelle, comme dans les plus beaux contes – ou comme chez son contemporain Dickens (dont l’œuvre, en 1861, est quasi finie). Elle renverse avec sensibilité la vapeur, conservant à Marner ses difficultés, tant relationnelles que physiologiques, l’entourant peu à peu de la sollicitude maladroite et bourrue d’autres villageois, le montrant progressif dans son oubli de la fortune envolée et dans son attachement à la petite Eppie. Eliot prend le temps, parce que ça prend le temps aussi, dans la vraie vie. Et pourtant, elle se dirige vers une fin digne d’un conte, ou plutôt : offrant la même vision du but de l’existence que celle qu’offrent les contes traditionnels. Cette fin, c’est aussi la finalité de la vie : l’accomplissement avec l’Autre alors que le passé a disparu et que plus rien n’y rattache (Marner retourne dans la petite ville du Nord, pour n’y retrouver aucune trace de la communauté religieuse à laquelle il appartenait : être en paix avec son passé, c’est peut-être bien considérer sa disparition, semble dire Silas Marner). C’est juste la vie, et la vie qui guérit de la vie, semble proclamer Eliot.
Cela donne un bref et intense roman, dont la traduction par Pierre Leyris a été rafraîchie par Alain Jumeau : après comparaison entre le texte proposé dans la présente édition et le texte anglais publié sur Wiki Source, quelques phrases glanées au hasard, on se laisse aisément convaincre de l’élégance et de la souplesse fidèles de la présente traduction. Elle a pris part certainement au plaisir éprouvé à la lecture d’un roman dont la brièveté permet d’affirmer qu’il est la voie idéale pour rejoindre la contrée romanesque créée par George Eliot.
Didier Smal
George Eliot (1819-1880) est l’une des grandes plumes anglaises de l’ère victorienne. Critique et éditrice reconnue avant de publier son premier roman, Adam Bede (1859), elle offrit avec Le Moulin sur la Floss, Middlemarch, et Daniel Ronda, parmi les plus importants et influents romans de la littérature anglo-saxonne.
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