Si une nuit d’hiver un voyageur, Italo Calvino
Si une nuit d’hiver un voyageur, avril 2015, trad. de l’italien par Martin Rueff, 400 pages, 8 €
Ecrivain(s): Italo Calvino Edition: Folio (Gallimard)
Paru en italien en 1979, Se una Notte d’Inverno un Viaggiatore a été traduit sous le titre Si par une Nuit d’Hiver un Voyageur en 1981 aux éditions du Seuil. Cette traduction n’est plus disponible couramment aujourd’hui, et voici qu’une nouvelle, sous le titre Si une Nuit d’Hiver un Voyageur, paraît aux éditions Gallimard, dans la collection Folio. Dès le titre, on voit le parti pris par Martin Rueff, le nouveau traducteur : là où Danièle Sallenave et François Wahl tendaient à rendre la littérarité du titre, lui, il en rend la littéralité. Même si l’on n’est pas italophone, on sent la nuance.
Dans la nouvelle traduction, ce qui est sensible à la comparaison avec le texte italien, c’est un double mouvement : d’une part coller au texte originel ; d’autre part s’éloigner de la première traduction. Exemple avec la première phrase du deuxième chapitre : « Il romanzo comincia in una stazione ferroviaria, sbuffa una locomotiva, uno sfiatare di stantuffo copre l’apertura del capitolo, una nuvola di fumo nasconde parte del primo capoverso ». Dans la version Sallenave/Wahl, ça donne ceci : « Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive souffle, un sifflement de piston couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache en partie le premier alinéa ».
Dans la version Rueff, ça donne ceci : « Le roman commence dans une gare de chemin de fer, une locomotive tonne, un postillon de piston couvre l’ouverture du chapitre, un nuage de fumée cache une partie du premier alinéa. » La simple consultation d’un dictionnaire italien-français fait paraître étonnants deux des choix de Rueff : « tonne » et « postillon » ; quant à son « une partie du », on peut lui préférer, car plus élégant, le « en partie » de Sallenave/Wahl. De même, on est en droit de préférer le « Dottore Cavedagna » des éditions du Seuil, puisque le titre équivalent n’existe pas en français, au « Docteur Cavedagna » des éditions Gallimard…
De cette petite démonstration, qui n’a pas grande valeur, et de la lecture des deux traductions, il est loisible de déduire une préférence pour la première des deux dans l’ordre chronologique. Malheureusement, elle n’est plus disponible ; reste donc le texte dans son état actuel, car si sa forme francophone a changé, le fond quant à lui n’est modifié en rien si ce n’est par l’adjonction d’une « Chronologie biographique » précise et, surtout, d’une « Postface d’Italo Calvino », en fait un texte rédigé en réaction à une critique, publié en 1979 et inédit à ce jour en français.
Ces quelques pages signées Calvino éclairent le livre sous un jour nouveau, comme machine narrative née de contraintes qu’il s’est imposées, la première d’entre elles étant qu’il a « choisi, comme situation romanesque typique, un schéma [qu’on pourrait] énoncer comme suit : dans un récit à la première personne un personnage masculin se retrouve obligé d’assumer un rôle qui n’est pas le sien, dans une situation où l’attraction exercée par un personnage féminin et la menace obscure d’une collectivité d’ennemis pèsent toujours davantage sur lui ».
C’est effectivement le fil narratif que l’on connaît : cette histoire d’un « Lecteur » qui par dix fois commence un roman mais ne peut jamais arriver à la fin – à moins que les dix chapitres-romans ne constituent en eux-mêmes des récits complets riches en potentialité ?… Au fil de ses recherches, il rencontre la Lectrice, fréquente le monde universitaire, est confronté à un auteur de romans policiers à grand succès, à un traducteur-créateur d’apocryphes et les sectes qui l’accompagnent… pour finir, désormais marié à la « Lectrice », par être « sur le point de finir Si une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino ».
Il y a des tas de choses intelligentes à dire et à faire remarquer sur ce roman « totalisant », et certaines d’entre elles se trouvent dans la postface qui lui est désormais adjointe. Nul doute aussi que nombreux sont les mémoires et thèses, dans beaucoup de langues, qui lui ont été consacrés. Mais on peut aussi tout simplement parler du plaisir à lire que procure Calvino en décortiquant toutes les habitudes et tous les fantasmes du « Lecteur », auquel tant hommes que femmes finissent par s’identifier dans cette quête du livre ultime, peut-être bien écrit en « chimmérien » et donc uniquement rêvé… De même, qu’est-ce que le lecteur, réel, pas celui du roman, et encore, s’amuse à lire les dix débuts de romans, à se laisser entraîner dans autant d’univers narratifs, par autant de styles, tout en sachant que sa lecture va être interrompue mais en se demandant pourquoi et comment elle va l’être, quelle explication va encore trouver Calvino pour frustrer tout le monde sourire aux lèvres, malgré la tragédie contenue dans quelques-uns de ces récits.
Finalement, au-delà de tous les discours explicitants, regorgeant d’une terminologie universitaire héritée des structuralistes ou de qui l’on veut, Si une nuit d’hiver un voyageur (il faudra bien s’habituer à ne plus dire le « par »…) est avant tout un grand roman sur la lecture, son plaisir, ses frustrations, l’aventure totale qu’elle peut représenter – tant au propre qu’au figuré, avec en ligne de mire tous les romans débutant par :
« Si une nuit d’hiver un voyageur, loin de l’habitat de Malbrok, au bord de la côte à pic sans craindre le vent et le vertige, regarde en bas où l’ombre s’amasse dans un réseau de lignes entrelacées, dans un réseau de lignes entrecroisées sur le tapis de feuilles illuminées par la lune autour d’une fosse vide. – Quelle histoire, là-bas, attend sa fin ? demande-t-il, impatient d’entendre le récit.
Didier Smal
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