Si profonde est la forêt, Anthologie de la poésie des Tang, Guomei Chen (par Luc-André Sagne)
Si profonde est la forêt, Anthologie de la poésie des Tang, Guomei Chen, éditions Les Deux-Siciles, 2020, version bilingue, traduction et présentation, Guomei Chen, Préface Pierre Dhainaut, 280 pages, 25 €
Une anthologie, c’est un florilège, un bouquet composé avec soin par celui ou celle qui en est l’architecte et qui en a choisi chaque élément pour offrir au lecteur une vue d’ensemble, la plus représentative possible, du thème ou du genre dont il veut l’entretenir. Et quand il s’agit de poésie, qui plus est d’une poésie écrite dans une langue non familière comme peut l’être la langue chinoise, monosyllabique et polytonale, les choix opérés et la qualité de la traduction sont primordiaux. L’époque et le public auquel elle s’adresse déterminent également les caractères de toute anthologie.
Guomei Chen nous propose ici de nous intéresser à une période particulière de la poésie classique chinoise, qui en constitue l’âge d’or, celle qui a cours sous la dynastie des Tang, entre 618 et 907 de notre ère, soit pendant 289 années.
Dans son introduction, elle la replace dans son histoire générale, de ses origines à la formation de ses principales caractéristiques (autour des trois piliers que sont la rime, l’harmonie tonale et le parallélisme terme à terme). Dans ses choix, elle laisse bien entendu une large place aux auteurs les plus célèbres mais n’oublie pas ceux plus méconnus ou encore les rares femmes poètes (au nombre de quatre pour les plus réputées sous la dynastie des Tang).
Chacun d’eux, par ordre chronologique, bénéficie d’une présentation placée en tête de leurs poèmes, où se conjuguent éléments biographiques et stylistiques. Des notes accompagnent les poèmes quand elles sont nécessaires à la compréhension des références et des allusions qu’ils peuvent renfermer (géographiques, historiques, mythologiques, etc.). Une courte bibliographie, en fin de volume, énumère les principales sources chinoises.
Au total, ce sont 35 poètes pour 161 poèmes qui composent cette anthologie en version bilingue, il faut le souligner, donnant ainsi accès à l’original chinois. La traduction qu’en donne Guomei Chen est vivante, accessible, sans excès ni dans l’emploi d’un vocabulaire trop recherché ni dans le degré de proximité avec le texte chinois, fréquemment rédigé sans mots de liaison, avec le risque de parataxe qu’un choix de stricte fidélité comporterait.
On distingue traditionnellement quatre sous-périodes, ou « quatre saisons », à l’intérieur de la période générale de la poésie sous les Tang. Des débuts où sont jetées les fondations d’une poésie qui se libère de la poésie de cour de l’époque antérieure et contribuent à fixer la forme poétique, en particulier celle considérée comme la plus emblématique sous les Tang, à savoir le huitain régulier pentasyllabique, on passe à un sommet, sorte d’apogée dans l’apogée, avant de traverser une période médiane déjà marquée d’un contexte, notamment politique, plus difficile pour finir par la chute de la dynastie. L’anthologie, naturellement, reprend cette classification et se divise donc en quatre chapitres.
Pour chacune de ces sous-périodes domine une poignée de poètes majeurs autour desquels se positionnent d’autres auteurs de moindre importance. Aux « quatre parangons ou talents » des débuts succède ainsi le fameux duo Li Bai-Du Fu qu’entourent des poètes relevant de deux écoles, rangés d’après le thème qu’ils abordent (celle du paysage, et l’on sait les liens avec la peinture dans la poésie chinoise, et celle des frontières). La période médiane voit à la fois un regain d’intérêt pour les questions de forme (le choix du penta mais aussi de l’heptasyllabique) et une sensibilité accrue au réel au travers de deux groupes distincts de poètes. Puis le retour définitif d’un contexte politique chaotique annonçant la fin de la dynastie va pousser les poètes qui en sont les contemporains, autour du duo principal Li Shangyin-Du Mu, à se replier sur une vision nostalgique et sur des poèmes d’amour qui se généralisent alors, de même que les poèmes à chanter qui connaîtront par la suite de grands développements.
La période historique est donc particulièrement riche et foisonnante. Et, plutôt que de vouloir à tout prix en dégager une ligne directrice ou chercher des rapprochements hâtifs par des critères trop étroits, mieux vaut apprécier ces poèmes pour ce qu’ils sont, dans ce qu’ils ont à la fois de singulier et d’universel, et se laisser guider par Guomei Chen dans ce qui n’a que l’apparence d’un dédale.
Les lire, c’est aussi suivre les soubresauts de la vie de ces hommes en majorité et de quelques femmes, souvent liés par de forts liens d’amitié, voire amoureux quand il s’agit d’une femme, liens qui sont bien souvent un refuge et un espace de liberté, comme en attestent les duos que constituent certains des plus célèbres d’entre eux, et dont l’avenir est déterminé par la réussite ou l’échec aux concours mandarinaux que la dynastie a systématisés, par la faveur ou défaveur du prince, qui en font régulièrement des exilés, chassés de la capitale Chang’an (aujourd’hui Xi’an) et qui rêvent d’y revenir.
Il faut laisser résonner en soi ces poèmes faussement simples, presque anodins, où revit tout un pan de la Chine ancienne, dans une nature encore intacte, rythmée par ses saisons et parsemée de pavillons, de temples, d’ermitages ou de tombes. Ces campagnes, ces villages, ces montagnes, avec les personnages légendaires et les héros qui peuvent les peupler, en forment comme la toile de fond idyllique, où les paysages contemplés et les sentiments intimes du poète se mêlent en une fusion qui trouve son plein accomplissement sous les Tang.
Mais dans cet univers qui se déploie de poème en poème c’est toujours une façon très spécifique de dire qui est à l’œuvre, une manière souvent métaphorique, allusive, implicite, de chanter l’amour ou de développer des idées philosophiques, métaphysiques, des considérations sociales ou esthétiques. C’est dire en ne disant pas, c’est créer ce que l’on pourrait appeler un au-delà des mots.
On peut percevoir bien entendu, sur l’ensemble de cette période, comme un resserrement, des débuts fondateurs aux nostalgies de la fin, des carrières brillantes aux échecs et aux abandons qui ponctuent régulièrement la destinée de ces poètes. Ce qu’il faut retenir cependant, c’est pour chacun d’eux l’ambition poétique qui les porte, c’est un élan créateur qui trouve à s’accomplir avec plus ou moins de brio, plus ou moins de relief, mais toujours en référence à une forme stylistique et à une situation de vie particulières.
Il ne s’agit pas de noms qui succèdent à d’autres noms mais d’un véritable biotope, d’un ensemble historiquement défini, d’une grande variété certes, mais dont les thèmes, la conception de l’existence qu’il véhicule, les codes et conventions qui le traversent composent l’armature. Y plonger c’est accepter de se départir d’habitudes de pensée, de s’exposer à une autre culture, c’est prendre le risque de se perdre pour mieux se retrouver ailleurs et autrement (comme ont cherché à le montrer les travaux de François Jullien). La Chine a toujours été ce lieu du décentrement et les poètes de la dynastie des Tang, par leur réussite même, qui nous les fait lire encore aujourd’hui, en sont un témoignage précieux.
Luc-André Sagne
Après une maîtrise d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure du Hubei en 2005, Guomei Chen s’est installée en France où elle a obtenu une Licence puis un Master en sciences du langage à l’université de Lorraine. Depuis 2012, elle s’est attachée à traduire les poètes de la dynastie des Tang et à constituer la présente anthologie.
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