Shirker, Chad Taylor
Shirker, traduit de l’anglais par Anouk Neuhoff, 2000, Christian Bourgois 2002 pour la traduction française, 359 pages, 23 € (repris en 10/18, 2005, 364 pages, 9 €)
Ecrivain(s): Chad Taylor Edition: Christian Bourgois
« – Qu’est-ce donc cet homme sur lequel tu enquêtes, Ellie ? Qu’est-ce que tu fabriques avec ce portefeuille ? A quoi rime tout ça ?
– Je n’en sais rien. Et c’est ce que je cherche à élucider ».
Cet échange décrit bien l’atmosphère de Shriker, le premier roman du néo-zélandais Chad Taylor. Il sera ainsi question d’un crime à élucider, mais aussi d’un enquêteur (qui n’est pas un enquêteur) qui cherche aussi à comprendre ce qui le motive à endosser un rôle qui n’est pas le sien.
Alors qu’il passe devant une scène de crime, Ellerslie Penrose, le narrateur, ramasse un portefeuille par terre. Celui de la victime ? Peut-être. Il tente de le remettre aux agents de police, mais ceux-ci le prennent pour un détective et l’invitent à aller voir de plus près le cadavre d’un homme qui vient d’être retrouvé dans un conteneur en verre. Les causes de sa mort : il s’est lentement vidé de son sang par le biais de multiples coupures.
Ellie décide de jouer le jeu. Détective, pourquoi pas ? D’autant plus qu’il se sent lié à la victime parce qu’elle a dessiné avec son sang sur le conteneur la lettre P. P comme Penrose. Un message qui lui serait adressé ?
« J’ignore ce que j’avais espéré avec cette initiale P, ou ce que j’avais désiré. J’avais tout de suite su que cette lettre ne pouvait avoir aucun rapport avec moi, mais en même temps j’avais caressé l’espoir que si ».
Dans le portefeuille se trouvent un certain nombre de cartes de visite. Elles seront toutes autant de pistes pour permettre à Penrose de mener son enquête et de remonter, par petites touches, l’histoire de cet homme trouvé mort.
Très vite, Ellie est appâté. L’enquête – ou quoi que ce soit qui puisse ressembler à une enquête – devient une obsession au point qu’il délaisse son travail.
« Je me sentais dépositaire d’une charge. Je n’irais pas jusqu’à dire “élu”, mais j’avais sans conteste hérité d’une mission ».
Shriker n’est pas seulement l’histoire d’un mort. C’est celle de deux morts. Car dès la première page, on apprend qu’Ellie vient lui aussi de passer de vie à trépas. Hommage à Boulevard du crépuscule où le narrateur nous parle depuis l’outre-tombe.
Le roman commence par Ellie racontant comment un policier lui a enlevé sa montre alors qu’il gît sur le sol, après être passé par une fenêtre. Il repense aussi à ses chaussures et à l’artisan qui les lui fabriquait. Ellis était un adepte des chaussures sur-mesure. Suit une longue description – sur plusieurs pages –, de comment il a fait faire ses chaussures et de ses souvenirs l’artisan.
« J’ai pensé à lui pendant que mes pieds labouraient l’air et que mon corps, dans le tourbillon de sa chute, le voyait se soulever, tout d’abord au niveau de mon visage, puis, petit à petit, au-dessus de ma tête ».
Et c’est ça qui fait la singularité de Chad Taylor. Cette capacité à s’écarter des sentiers battus, d’aller explorer de petits détails anodins qui lui permettent de créer une atmosphère singulière. Car c’est un roman d’atmosphère avant tout. Chad Taylor a un don pour mettre en scène le cadre dans lequel se déroule l’action. Shriker est un polar, mais en même temps ce n’en est pas un. C’est une descente dans les bas-fonds interlopes d’Auckland en même temps qu’une balade jazzy, tranquille, qui prend son temps, qui regarde autour d’elle ce qui se passe.
« Au fond du hall, un demi-queue reposait telle une palourde noire renfermant un pianiste dans sa coquille, pianiste qui s’évertuait à extraire un riff jazzy d’une chanson de Burt Bacharach. Une sorte de jazzectomie. Ainsi extirpée, la mélodie présentait diverses fioritures, des motifs sans vie qui s’élevaient jusqu’au plafond où ils s’éteignaient avec l’écho des conversations et les sonneries du téléphone, non sans avoir erré sous les grands caissons blancs ».
Chad Taylor réalise deux portraits d’hommes. Deux portraits de morts. On pense au meilleur de Paul Auster, celui du Léviathan, par sa capacité à créer des biographies de ses personnages, sa capacité à trouver le détail, le petit détail qui crée la différence.
Ellie enquête, mais c’est en fait lui-même qu’il met en scène, dans la chronique d’une mort annoncée.
« La chute à proprement parler ne dura que quelques secondes : ma véritable chute – en l’occurrence, les décisions que j’avais prises – avait commencé beaucoup plus tôt ».
Chad Taylor a un ton bien à lui, que ses romans suivants (Electric, Salle d’embarquement, L’église de John Coltrane) confirmeront. On est en présence d’une voix singulière, de quelqu’un qui a une patte, un univers ultra personnel, dans une ambiance de polar avec un petit quelque chose de différent et qui se permet même ici quelques incartades dans le gothique, le fantastique. Mais après tout, tout n’est qu’une question d’interprétations…
Yann Suty
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