Shifumi, Laurent Albarracin (par Marc Wetzel)
Ecrit par Marc Wetzel le 14.12.22 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie
Shifumi, Laurent Albarracin, Pierre Mainard éditeur, octobre 2022, 80 pages, 13 €
« Poule renard serpent
pierre feuille ciseaux
prendre sans être pris
ou bien plutôt
et mieux dansant
prendre et être pris » (p.62)
Shifumi, c’est l’original de notre jeu d’enfants pierre/feuille/ciseaux, avec ses trois signes manuels correspondants, sa règle de présentation simultanée et aléatoire, son principe de dominant-dominé : chaque figure, vaincue par une deuxième, bat la dernière (et s’annule devant elle-même).
L’enfant y apprend le sang-froid, le hasard, l’intuition, la fatigue, la comptabilité, l’égalité des chances, le rythme, l’être-vaincu sans péril et le vaincre sans gloriole, et surtout peut-être l’exclusive humanité des activités absurdes (Léo Ferré raconte qu’il a pleuré le jour où sa – pourtant virtuose – chimpanzé Pépée, qu’il tentait d’initier à ce jeu, puisqu’elle avait tout le matériel sur elle : poing, index et médius, dos d’une main, ne parvenait qu’à chercher la friandise, suivre la direction indiquée ou déjouer la menace que la guenon supposait présentes dans son geste !). Shifumi, disent aussi les doctes, c’est un manège en panne technique, de la dialectique pour du beurre, une pétition de principe à trois bandes, une Trinité circulaire, un duel de tirs à blanc.
« L’aile est parfois ciseaux
parfois feuille
parfois pierre
elle est
toujours
le parfois » (p.36)
C’est aussi occasion (car l’ennui y vient normalement vite) de concevoir d’autres figures (tunnel/train/rivière ; chiffon/vitre/vent ; renard/poule/serpent…), de comprendre pourquoi aucun jeu à quatre figures ne serait juste (donc intéressant), ou un à cinq (pierre/papier/ciseaux/puits/mèche…) est équitable, mais embrouillé (donc sans intérêt). Bref, le shifumi dispose à toute une série d’enfantillages supérieurs, auxquels le malicieux et brillantissime Albarracin ajoute aujourd’hui la poésie (un shifumi rhétorico-lyrique).
« La main
se conforme au fruit
pour le cueillir
comme des ciseaux
qui se recourberaient
autour d’une pierre » (p.39)
Puisque le poète n’est, au mieux (malgré son don d’entrer dans tous les rôles), qu’un seul joueur – le lecteur, malgré sa bonne volonté, ne pouvant guère devenir instantanément l’autre comme veut la règle ! – la solution est : deux courtes strophes par page (deux versets) seront nos joueurs, la simultanéité de leurs « coups » est garantie puisque toute page est spatiale, les dons d’initiative et de répartie sont à égalité puisque les deux sont logés à une même et unique enseigne (la cérébrale), et il y a enfin un juge (incorruptible, puisqu’injoignable) – le lecteur –, pour comprendre l’enjeu, peser le duo de mises, et décider qui de Laurent ou d’Albarracin emporte la mène.
« Les ronces nous tendent des mûres
à travers leurs épines
par délicatesse
Elles ont des épines
pour qu’on se souvienne bien
d’être nous aussi délicats » (p.21)
Par exemple, si l’enjeu est : quelle obscurité vaut mieux, celle, constante mais inaccessible, de l’intérieur de la Terre ou celle, nocturne, habitable mais intermittente, de sa surface ? La réponse est bien sûr : la plus féconde des deux. Mais justement, comment départager la fécondité qu’on a (un cerveau, comme ganglion nerveux ayant investi tout le crâne) et celle dont on vient (un corps, comme embryon ayant « gagné » toute la matrice) ?
« La nuit
le noyau de la terre
gagne tout le fruit
afin
d’engendrer
le jour » (p.31)
Par exemple encore, être fort, c’est avoir le coup décisif (qui neutralise ce qui l’empêche, qui sait changer en rien ce qui s’opposait à son tout). Être sage, c’est savoir qu’il ne peut s’en trouver (aucun geste n’est imparable puisqu’action et réaction par Newton s’égalisent ; aucun ordre n’est souverain, puisqu’on ne peut par Pascal tout commander en une chose qui aime). Alors : ira-t-on nuancer Hercule ou viendra-t-on muscler Socrate ?
« Aucun coup
n’est décisif
Toute chose
a sa parade
et elle est
amoureuse » (p.44)
Albarracin ne penserait-il qu’à jouer ? Ne ferait-il que jouer à penser ? Non, car s’il joue, c’est vrai, à nous faire penser, il cherche surtout les règles mêmes du jeu de penser : là où Caillois distinguait, en tout jeu, ses parts d’aléatoire, de combat, d’imitation et de vertige, Albarracin l’applique au jeu même de la pensée. Réunir (à la fois méthodiquement, et irréellement) des représentations en une conscience – car là est l’ordinaire du roseau pensant –, à quoi est-ce jouer ? Aujourd’hui : bitcoiner, hybrider, parier en ligne ou nous coacher les uns les autres, ou hier : retoucher un éclat, dresser l’âtre, toiletter, orner et border un cadavre, alterner mains positive et négative sur paroi (faire shifumi, c’est encore penser ensemble par ombres chinoises), quel défi cela voulut-il relever ? avec quel comparse céleste se mesurer ? pour quel passe-partout du semblant ? dans quel risque d’en demeurer sans nature ? Et les bons vieux problèmes surgissent en cours de partie : la chandelle du vrai valait-elle la cruelle brûlure de l’erreur ? La torche du juste ne débusque-t-elle pas (impitoyablement) nos prétentions ? Pourra-t-on bien éclairer le beau sans en mourir ?
« Tu brises le roc
quand tu trouves en toi la faille
que tu t’en saisis
et qu’elle t’apparaît le tintement
fait épée
de ta blessure » (p.51)
Faire shifumi, c’est apprendre à sortir du progrès, comprendre comment et pourquoi la nature sait faire match nul, peut se conserver en cachant (d’abord à elle-même !) ses invariants et rendant impossible, partout, de s’isoler d’elle-même. Suivre Albarracin, c’est jouir de sa physique amusée, se sentir pousser – et jouer – des ailes en apprenant justement de lui que l’aile est à la fois pierre, feuille et ciseaux, c’est aussi découvrir le dernier possible Évangile (selon Saint Selon !), et nous montrer (face à ce joueur redoutablement drôle, intègre et profond, dont les magistrales redites sèment tout échec) bon perdant.
« Pour aller du pareil
au même
emprunte la voie
du nouveau
Ce qui est naît langé
de changement » (p.34)
Marc Wetzel
Laurent Albarracin, né en 1970, est éditeur de poésie (Le Cadran ligné), critique littéraire (Lectures 2004-2015, Lurlure, 2020), animateur de revue (Catastrophes, avec Pierre Vinclair et Guillaume Condello), et, bien sûr, poète, par exemple : Res Rerum (Arfuyen, 2018), L’Herbier lunatique (Rougerie, 2020), Manuel de Réisophie pratique (Arfuyen, 2022).
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A propos du rédacteur
Marc Wetzel
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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.