Shelby Foote – l’homme du Sud (par Léon-Marc Levy)
Chronique dédiée à Nathalie Zberro et aux éditions Rivages
L’œuvre de Shelby Foote se situe au centre même de l’histoire du Sud. Mieux encore, elle se confond avec elle. On peut en dire autant de Thomas Wolfe, de Faulkner, de Carson McCullers et de plusieurs autres grandes voix venues des bords du Mississippi ou de la Savannah (1). Mais Foote, lui, fait au sens propre œuvre d’historien du Sud, par ses romans, son territoire, ses personnages, son style mais aussi parce qu’il a écrit la plus grande œuvre historique jamais produite sur ce qui fait l’identité même du Sud : la Grande Guerre Civile qui ravagea le pays de 1861 à 1865.
Tous ses prestigieux prédécesseurs en littérature sudiste ont été habités par l’ombre de cette guerre terrible qui – quoi qu’on en dise – n’est toujours pas vraiment terminée. On a dit de Wolfe et de Faulkner que plus que « malgré » la Guerre Civile c’est « grâce » à elle qu’ils ont fait l’œuvre miraculeuse que l’on connaît. On peut dire de Foote, qu’il en est deux fois le fils : comme écrivain et comme historien. Il n’est pas sûr d’ailleurs que l’on puisse distinguer l’un de l’autre. Sa colossale histoire de la Guerre Civile (2) est, comme son titre original l’indique, une narration, une histoire (sans le grand H), donc presque un roman.
On en a la preuve absolue avec l’un des plus beaux romans de Shelby Foote, Shiloh (3), écrit en 1952, et qui est une reconstitution, à travers la parole de soldats des deux camps, d’une des batailles les plus célèbres et les plus meurtrières de la guerre. Ainsi, Foote tricote ses deux statuts de sudiste, il est une sorte de plus-que-sudiste.
Plus qu’une géographie, le Sud est une histoire. Plus qu'une histoire, le Sud est une légende. Et, naturellement, les écrivains du Sud ont été, sont encore, des raconteurs d’histoire, des raconteurs de légendes. Prenez les flots d’écriture d’un Thomas Wolfe, de Faulkner, ce sont des flots d’histoires. Pas de digressions ou si peu, pas d’allégories, pas de jugement sur les faits. Juste des faits, bruts, parfois choquants – ce qui a valu par exemple à Faulkner le reproche d’être raciste, insensible au sort des Noirs.
Foote n’échappe pas à la règle, même si son œuvre est un peu plus tardive. Comme avec ses grands aînés, Foote ne participe pas du Sud mythique, enjolivé – celui de Margaret Mitchell par exemple. Ses personnages, les événements de ses romans sont livrés bruts de décoffrage. Les canailles de L’Amour en Saison Sèche (Love in A Dry Season, 1951) ne sont à aucun moment l’objet d’une réflexion ou, encore moins, d’un jugement de l’auteur. Le projet de Foote est totalement ailleurs, il est dans la volonté de faire trace, à la manière d’un historien, de figer le temps d’un temps disparu, de personnages qui se sont évanouis, d’un mode de vie qui n’existe plus. En un mot, de raconter le Sud, parce que le Sud n’existe plus.
Dans le recueil de nouvelles intitulé L’enfant de la fièvre (Jordan County : A Landscape in Narrative, 1954), la deuxième nouvelle intitulée Le crescendo final, le héros du récit est un jeune noir, joueur fabuleux de cornet. Le monde dans lequel il évolue, et dans lequel il se brûlera tout entier, est fascinant par la reconstitution méticuleuse que Foote effectue du monde des bouges et salles de concert cheap où les jeunes noirs viennent essayer de trouver l’espoir d’une autre vie ; la fameuse « Mansion House », qui accoucha des plus beaux talents du jazz du Sud, est restituée dans un récit éclatant, de bruit, de lumières, de sons et d’atmosphère.
« Sur une estrade, dans le coin opposé, il y avait un groupe de cinq hommes : batterie, piano, cornet, trombone, clarinette – qu’on distinguait vaguement à travers la fumée qui flottait comme de la bourre de coton, aigre et statique, sauf quand elle s’entrouvrait pour laisser passer les garçons derrière lesquels elle se refermait aussitôt tandis qu’ils circulaient parmi les guéridons où des gens buvaient dans des verres de petite taille. […] le batteur attaqua de nouveau, sans changer de rythme ; la clarinette se mit à geindre égrenant des arpèges avec l’hystérie affolée d’un cochon qu’on vient de châtrer » (4).
On touche là du doigt le grand projet littéraire et historique de Shelby Foote, faire émerger de la perte et de l’oubli, un univers dont ses pères et grands-pères (5) avaient vécu les dernières décennies. Graver dans les livres la marque d’un temps perdu. Ce n’est pas pour rien que Foote était un lecteur assidu et passionné de Marcel Proust ! (6)
Dans la structure même de ses romans, on retrouve cette obsession du « temps retrouvé » qui fait avancer Shelby Foote dans son entreprise. Tourbillon (Follow Me Down, 1950) est à ce titre tout à fait exemplaire. A la manière de Faulkner, Foote mène un roman choral où une même histoire est vue et racontée par différents protagonistes, ce qui sans cesse ramène le récit aux mêmes scènes, comme une parade à la fatalité du temps puisqu’ainsi, il ne passe pas. Le titre français de ce roman est simplement génial, car il évoque directement la structure du récit et l’écriture de Foote, autant que la folie du personnage central, emporté dans une fatale histoire d’amour.
Shelby est assurément aujourd’hui, au moins en France, le moins connu des écrivains du Sud. On pourrait le regretter tant il est un immense écrivain. Mais cette relative méconnaissance est peut-être aussi une chance pour les lecteurs français qui le découvrent ou vont le découvrir. Imaginez un seul instant un lecteur qui découvrirait aujourd’hui Faulkner, ou McCullers, ou Thomas Wolfe. Imaginez sa chance et sa jubilation. Eh bien c’est la chance et la jubilation de ceux qui ont rencontré l’œuvre de Shelby Foote il y a quelques années et qui, très vite, ont su que sa place était aux côtés de ses glorieux aînés en littérature.
Léon-Marc Levy
(1) On peut citer parmi les grands : Eudora Welty, Kate Chopin, Walker Percy, Erskine Caldwell, Flannery O’Connor, William Goyen.
(2) The Civil War : A Narrative. 3 tomes écrits de 1958 à 1974.
(3) Roman enfin traduit en français par Olivier Deparis pour les éditions Rivages.
(4) Dans la traduction irremplaçable de Maurice-Edgar Coindreau.
(5) Le grand-père paternel de Shelby Foote était un Juif émigré d’Europe centrale, dont il avait fui les pogroms.
(6) La présence culturelle et littéraire de la France est très forte dans le Sud depuis le XVIIème siècle et la colonie française de Louisiane. Flaubert, Balzac, Proust entre autres y connaissent jusqu’à nos jours une notoriété importante.
- Vu: 2265