Shakespeare, une vision du monde, par Didier Ayres
à propos de Shakespeare, éd. Arfuyen, coll. Ainsi parlait, janvier 2016, édition bilingue, trad. William English, Gérard Pfister, préface Gabrielle Althen, 176 pages, 13 €
Il n’est pas facile de résumer ici mes sentiments à l’égard de ce livre que publient les éditions Arfuyen dans une toute nouvelle collection, car la tâche semble écrasante. Comment rassembler mes idées sur l’immense dramaturge et poète anglais, que je côtoie depuis si longtemps, Shakespeare donc ? Car, traverser grâce à des dits, maximes et citations divers, l’œuvre presque entière de l’écrivain est une gageure de grande ambition. D’ailleurs, à ce sujet, cette édition bilingue est facile d’accès et procède par thématiques plus ou moins apparentes, ce qui génère une lecture en focale resserrée d’un ensemble de textes de l’auteur élisabéthain. C’est à la fois au plaisir de lire cette poésie extraordinaire et encore d’exercer une intellection de la pensée du poète, qui permet de saisir la philosophie, voire la morale de William Shakespeare.
Le monde entier est un théâtre, et tous les hommes et les femmes ne sont que des acteurs. Ils ont leur entrées et leurs sorties. Un homme dans sa vie y joue bien des rôles, les actes de la pièce étant les sept âges (Comme il vous plaira 2, 7).
Mais il faut sans doute approfondir cette première impression de gageure. J’ai, pour ma part, trouvé souvent des similitudes entre la morale de l’écrivain et la morale biblique. Et cela en ayant à l’esprit que le dramaturge écrit au beau milieu de la grande crise de la Réforme, et donc au milieu d’un bouleversement sans comparaison de l’espace intellectuel de l’Occident. Ainsi, l’accès à la morale duLivre de Job ou de L’Ecclésiaste est aisé parfois au détour de certaines citations de ce livre.
L’expérience s’acquiert par le travail. Et elle se perfectionne par le cours rapide du temps (Les Deux Gentilshommes de Vérone 1, 3)
ou
Je ne cherche pas à m’élever en abaissant les autres, ni à m’enrichir par je ne sais quelle vilénie. Il me suffit d’avoir de quoi maintenir ma maison et renvoyer satisfaits les pauvres qui frappent à ma porte(Henry VI, 2ème partie 4, 10).
Et que cela soit l’amour ou la mort, l’ensemble toujours se lit avec la grâce extraordinaire d’une écriture que je dirais stupéfiante – beauté, d’ailleurs, qui n’est pas absente de la Bible non plus. Si l’on trouve ici ou là des rapports avec Job ou les Evangiles, on trouve aussi bien les prémices de Kant ou de Schopenhauer, l’un au sujet du sublime, et l’autre pour la forme de pessimisme noir d’un vitalisme ténébreux.
Le lecteur de ces lignes voit sans doute que je ne peux avancer dans ma chronique qu’à l’aide de citations issues de l’ouvrage. Mais, d’une part, à cause de la richesse de ces propos – qui traverse l’œuvre dramatique et poétique de Shakespeare – composés par petites haltes spirituelles et variées, et d’autre part par la forme même du livre qui rassemble des morceaux choisis, des maximes parfois, le tout est d’un intérêt supérieur. Il est donc difficile de se laisser aller à converser sans en revenir sans cesse à la lettre du texte. Et puis, l’exégèse de l’œuvre dramatique n’a pas besoin de moi pour redire le rôle fondamental de Shakespeare, dans le théâtre occidental, pour la littérature, et pour l’activité intellectuelle des esthéticiens modernes et anciens. Ce que je peux simplement ajouter, c’est le souvenir de diverses reprises de la BBC, de certaines mises en scène, ou encore de l’influence shakespearienne sur le cinéma américain – au même titre que la Bible pourrait-on dire – sans compter les reprises de Welles ou de Mankiewicz, par exemple.
Ma conclusion, je la trouve dans ce fameux monologue d’Hamlet qui résume à mon sens la totalité de la vision du monde du poète élisabéthain, et dont je cite pour finir la belle traduction de cet opuscule :
Être, ou ne pas être, c’est là la question. Est-il plus noble pour l’esprit de souffrir les coups et les flèches d’une fortune outrageante, ou de prendre les armes contre une mer de tourments et, en s’y opposant, d’y mettre fin ? Mourir, dormir, rien de plus, et par ce sommeil dire que nous mettons fin aux souffrances du cœur et aux mille attaques naturelles dont hérite la chair : c’est un accomplissement qu’on doit souhaiter avec ferveur. Mourir, dormir, dormir, rêver peut-être ? Ah, c’est là l’écueil. Car dans ce sommeil de la mort, quand nous sommes délivrés de l’étreinte de cette vie mortelle, les rêves qui peuvent nous venir sont pour nous arrêter (Hamlet, 3, 1.).
Didier Ayres
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