Shakespeare et les Boys band, Vincent Teixeira
Shakespeare et les Boys band, éditions Kimé, Collection Détours littéraires, 123 pages, 16 €
Ecrivain(s): Vincent Teixeira
« Tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a de puissance que celle qu’ils lui donnent ». Près de 500 ans ont passé depuis que La Boétie dénonçait, dans son célèbre discours, la servitude volontaire des peuples acceptant de se soumettre au joug des tyrannies de tous ordres. Hélas le constat n’a pas beaucoup varié. Se serait même aggravé, à en croire Vincent Teixeira, qui publie un nouvel essai accablant pour dénoncer les mollesses d’époque tristement fardées sous le pire cosmétique qui soit : la culture.
Le pire en effet, car le plus séduisant sans doute : on a les tyrans de son siècle.
De fait, Shakespeare et les Boys band résonne comme un virulent pamphlet qui épingle le navrant conformisme consumériste qu’on a de cesse de vendre en guise de culture, et qui, sous couvert d’« entertainment » généralisé, n’en finit pas de proliférer jusqu’à la nausée, bouchant désormais l’horizon qu’elle était supposée dégager au contraire.
Plus rien, donc, ne tient au corps, de ces produits interchangeables aussitôt consommés, aussitôt digérés, aussitôt excrétés, et qui n’ont d’autre effet que d’activer la boulimie d’une nouvelle ingestion toujours plus avide. Mais dans cette « grande bouffe » permanente, c’est notre capacité à vomir justement qui est en cause, c’est-à-dire à refuser, à résister à l’intoxication élémentaire qui aplanit, nivelle, désamorce, affadit. L’hédonisme culturel, ce « malaise dans la civilisation », est devenu le somnifère idéologique qui prive l’homme non seulement des armes d’une révolte impérative, mais pis encore, du désir même de se révolter.
Telles sont les idée-force que développe Vincent Teixeira en huit chapitres cinglants, dont les cibles privilégiées le touchent de près, en tant que professeur à l’Université de Fukuoka, au Japon, « pays du monde offrant le spectacle le plus accablant de tant d’automates (devenir de l’humanité ?), mi-clones mi-spectres, assujettis à leur écran portable, devenu une véritable greffe ». Car les exemples, nombreux, lui sautent aux yeux : c’est une pseudo-conférence navrante défendant la culture « mainstream », cette « culture qui plaît à tout le monde », à l’institut franco-japonais de Kyushu ; c’est la lénifiante « poésie light » prônée par une Anne Portugal, estampillée poétesse ; c’est le désastre de Fukushima, d’abord catastrophe « naturelle » provoquant la catastrophe nucléaire qu’on sait, et préfigurant bien d’autres calamités civilisationnelles…
Restent les quelques irréductibles, les enragés qui ne s’avouent pas vaincus, et continuent de hurler « comme des porcs », comme disait Bataille devant un tableau de Dali, devant l’entreprise de normalisation à grande échelle dont ils refusent d’être, sous prétexte de leurs propres publications, les complices obligés. On les suit aisément, depuis les surréalistes au moins jusqu’à Peter Sloterdijk, en passant par Guy Debord, Herbert Marcuse, Annie Le Brun, Michel Surya… Ce sont eux qui, de main en main, se transmettent la grenade dégoupillée et prête à exploser dans le panurgisme bêta des neutralisations consensuelles dont Steve Jobs ou Michel Onfray, serait parmi les nouvelles icônes.
Certes ce n’est pas la première fois qu’on lit pareille diatribe. Et l’on peut parfois s’irriter ici d’une tendance au « name-dropping » qui parasite la fluidité du texte et grève la pensée d’un poids de références brandies comme des sauf-conduits. Il n’en fallait sans doute pas moins pour étayer pareille virulence qu’on aurait bien tort de juger gratuite. Piqûre de rappel salutaire, en effet, dont Vincent Teixeira, loin de prétendre à l’exclusivité absolue, ne fait pas mystère : « il est bien plus salutaire de relire et se souvenir des cris, avertissements, prémonitions ou ébranlements, voix éperdues et indisciplinées de certains météores ou comètes, porteurs de feu dont l’inactualité semble venue d’ailleurs, plutôt que de les célébrer avec autant de gravité boursouflée que de légèreté indigne ». Lire, écrire : autant dire refuser de se contenter de consommer le monde, tel qu’il nous y pousse.
Frédéric Aribit
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