Seul contre Osbourne, Joey Goebel
Seul contre Osbourne, mai 2015, traduit de l’anglais (USA) par Samuel Sfez, Editions 384 p., 22€.
Ecrivain(s): Joey Goebel Edition: Héloïse D'Ormesson
En faisant le récit à la première personne de la journée d’un élève de dernière année du lycée Osbourne, qui se situe dans la ville fictive de Vandalia (1), Kentucky (Etat où a grandi l’auteur), Joey Goebel dresse un portrait au vitriol de la société et de la culture étatsuniennes. Le lecteur vit huit heures, minute par minute, dans la peau de James Weinbach, lycéen exclu et misanthrope. Alors que son père déjà âgé vient de mourir pendant les vacances, le voilà de retour au bagne pour une journée pas comme les autres. Construit sur un scénario bien ficelé, ce roman se lit de longue haleine et lance un cri d’alerte face à la superficialité du monde.
Le personnage du jeune homme mélancolique et passionné de littérature peut rappeler le narrateur de The Perks of Being a Wallflower (2). James ne ressemble pas aux autres lycéens : il s’habille en costume et se fait remarquer pour sa politesse. Cela fait de lui un marginal dans la jungle du lycée : il appartient au groupe des uncool, ceux qui ne sont pas intégrés à la masse dominante.
Avec un regard intelligent et cynique, James analyse le fonctionnement d’Osbourne en même temps qu’il fait apparaître la cruauté du monde des adolescents. Il critique l’asservissement des jeunes à la mode et leur allégeance à l’artificialité. Il revendique son originalité par rapport à ce qui est devenu la norme : dessneakers au pied, un look décontracté et hipster, une attitude hautaine et égotiste, un désintérêt manifeste pour tout ce qui s’approche de près ou de loin à ce qui est considéré comme intellectuel. Dans ce monde où règne l’apparence, James apparaît comme un weirdo. C’est pourquoi il veut prendre sa revanche.
Le bal de fin d’année incarne la somme de tout ce qu’il déteste. Chacun y affiche avec fierté sa bêtise la plus primaire. James a l’ambition de faire annuler cet événement qui emblématise la bestialité de ses congénères. L’univers du lycée en général apparaît comme un monde fermé où l’on s’arrête aux instincts primaires. Les filles sont assimilées à des objets sexuels, les salles de classe correspondent à des lieux de dépravation. Les lycéens semblent moins intéressés par leur avenir que par les fêtes de débauche qui ont lieu lors du Springbreak. Le microcosme du lycée sert de cadre à une dystopie, révélatrice de dysfonctionnements plus généraux. Certes l’histoire se passe en 1999 mais on voit mal ce qui a changé en quinze ans. Peut-être que cela a empiré. Le texte de science-fiction qu’écrit James dans son cours de création littéraire ressemble à bien des égards au monde décrit par George Orwell dans 1984 : la société y évolue vers une grossièreté de plus en plus flagrante, les valeurs morales se perdent et le sexe de ses habitants est devenu plus gros que leur tête.
« Tout au long de la lecture, mes camarades firent leur possible pour s’assurer que personne ne parvienne à se concentrer : leurs bippeurs vibraient, leurs avions en papier volaient, leurs jointures craquaient, leurs murmures portaient, ils rotaient, pétaient et bêlaient pour demander une pause Coca (« Mais Mrs. Hegstrand nous en donnait une ! ») et j’entendis même Shitty ronfler. Malgré ces distractions et malgré mes vagues de douleurs abdominales, je parvins à me concentrer suffisamment pour comprendre le message du texte : si on ne faisait pas attention, la notion même de progrès risquait de se résumer à un rêve charmant de nos ancêtres. C’est cette idée qui m’avait aidé à trouver le thème général de Neurotica ».
Livrer les pensées embryonnaires et fourmillantes d’un adolescent en crise, cela n’est pas nouveau. Mais Joey Goebel réussit bien l’exercice. Il montre l’importance de ce moment de transition où le jeune se construit en fonction du regard des autres et où chaque événement, qui apparaîtra plus tard comme futile, prend au temps présent un tour irrévocable. James est sensible, il aime lire et écouter de la vieille musique. Ecrire est sa voie : il dévore Fitzgerald, Williams, Capote et Joyce. Ce roman raconte aussi la naissance d’un écrivain : l’adolescent place son seul espoir dans la littérature. On peut y voir Joey Goebel jeune, à la poursuite de sa vocation.
En suivant la journée de cours de James, le lecteur se rend bien compte que l’éducation n’est pas la priorité des élèves. Mais ce n’est pas là que se trouve le constat le plus accablant : le lycée américain est devenu un monde où le savoir ne tient pas la première place. On trouve au sein du lycée une garderie où les jeunes mamans peuvent laisser leurs enfants, il y a dans chaque salle une télévision où le directeur s’adresse directement aux élèves, et des pauses sont organisées pendant les cours pour aller chercher des coca cola. L’écriture de ce roman est à la fois humoristique et politique. Joey Goebel joue avec les limites prescrites par la morale et montre qu’il ne faut pas accepter une image lisse et conventionnelle de soi. Le tableau n’en reste pas moins empreint de noirceur. L’adolescence, de nos jours, ne serait plus l’âge d’or de l’aventure humaine, les meilleures années d’une vie mais correspondrait plutôt à « une époque mal dégrossie de l’existence, une période opaque et informe, fuyante et fragile », comme l’écrit Marguerite Yourcenar dans Mémoires d’Hadrien.
Grégoire Meschia
(1) On trouve plusieurs villes appelées Vandalia aux Etats-Unis, une dans l’Illinois, une dans l’Ohio, une dans le Michigan et une dans le Missouri, mais aucune ne se trouve dans le Kentucky.
(2) Roman épistolaire paru en 1999 aux Etats-Unis et publié en français sous le titre de Pas raccordaux éditions Sarbacane en 2008. Son adaptation cinématographique, remarquée, est sortie en 2013 en France (sous un titre différent : Le Monde de Charlie).
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