Sept années de bonheur, Etgar Keret
Sept années de bonheur, traduit de l’anglais (Israël) par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, 197 pages, 18 €
Ecrivain(s): Etgar Keret Edition: L'Olivier (Seuil)
« Pour ceux que cela intéresse, voici un aspect curieux de ma pitoyable personnalité que j’ai appris à connaître avec les années : quand il s’agit de prendre un engagement, il existe une relation directe, inversement proportionnelle, entre la proximité dans le temps de ce à quoi on me demande de m’engager et ma disposition à le faire. C’est ainsi, par exemple, que je risque de répondre poliment non à une demande bien modeste de ma femme – “Tu me préparerais une tasse de thé, s’il te plaît ?” – alors que je suis prêt à accepter généreusement d’aller acheter des provisions le lendemain. Je me porte volontaire sans hésiter pour aider un parent éloigné à déménager, du moment que c’est dans un mois, et si le délai de grâce passe six mois, je serais prêt à me battre à mains nues contre un ours polaire. Le seul ennui – mais de taille – de ce trait de caractère, c’est que le temps passe inexorablement et qu’à la fin, quand on se retrouve tremblant de froid, au beau milieu de la toundra gelée en Arctique, nez à nez avec un ours à la fourrure blanche qui montre les dents, on ne peut s’empêcher de se demander s’il n’aurait pas mieux valu tout simplement dire non six mois plus tôt » (p.149).
Cette page, ouverture de la nouvelle Découcher représente une bonne indication du livre, elle donne le ton : décalé.
Ces Sept années de bonheur marquent les sept premières années de la vie du fils d’Etgar Keret. En filigrane de chaque épisode, la vie quotidienne en Israël et la vie hors des frontières, d’un Israélien, sa perception des événements et la vision des autres, étrangers, sur ce pays et lui-même, en tant quereprésentant.
L’émotion, la colère, la peur peuvent et doivent aussi passer par le filtre de l’humour, et du jeu. Pour Etgar Keret, raconter c’est bien sûr, partager, mais aussi – également – évacuer : la vie est faite de saynètes, petites et grandes, personnelles et collectives, chacune d’elles contient une histoire, en germe. Une fois germée, il est temps, enrichi, de se transporter ailleurs : « Quand je tente de reconstruire ces histoires que mon père me racontait voilà tant d’années, je me rends compte qu’au-delà de leurs intrigues fascinantes, elle étaient destinées à faire mon éducation. A m’apprendre quelque chose du désir, non pas d’embellir la réalité, mais de ne jamais renoncer à trouver un angle qui mette la laideur sous un meilleur éclairage… » (p.59), et aussi, ainsi que le lui dit sa femme : « Il y a notre vie, et toi qui n’arrêtes pas de la réinventer pour essayer d’en faire quelque chose de plus intéressant » (p.174).
Le rendu de la vie est saisissant. Au rythme des nouvelles, les événements se succèdent, interpénétrant le quotidien : instabilité, menace, danger, guerre sont présents, mais intégrés. A commencer par la naissance de Lev, le fils d’Etgar Keret, venu au monde juste au moment où un attentat vient de se produire, et cela se termine par le retentissement d’une sirène d’alerte alors que la famille Keret est en voiture : sortir de voiture, s’allonger sur le côté est une consigne que chaque Israélien connaît, mais le petit Lev se montre réticent à l’exécuter. Alors, on joue au sandwich au pastrami : Lev se couche entre papa et maman sur le bas côté : « (…) et si ça finit par nous ennuyer, je t’apprendrai à jouer au toast au fromage – dit Etgar Keret à son fils – Ouais, s’écrie Lev. Mais, une seconde plus tard, il ajoute, plus sérieusement : “Et si y avait plus jamais de sirènes ?” Je le rassure : Je crois bien qu’il y en aura encore au moins une ou deux… » (p.197).
Le bonheur, dans l’inquiétude, et la guerre toujours en répétition générale, l’humour toujours à la frontière, toujours sur le qui-vive ?
« Si l’écrivain était un ange, l’abîme qui le séparerait de nous serait si vaste que ses écrits ne seraient pas assez proches pour nous toucher. Mais parce qu’il est ici, à nos côtés, enfoui jusqu’au cou dans la boue et l’ordure, il est celui qui plus que quiconque peut nous faire partager tout ce qui se passe dans son esprit, dans les zones éclairées et, plus encore, dans les recoins sombres. Il ne nous guidera pas jusqu’à la Terre promise, n’apportera pas la paix au monde, ne guérira pas les malades. Mais s’il fait bien son travail, quelques grenouilles de plus survivront. Quant aux insectes, je regrette de le dire, il faudra qu’ils se débrouillent tout seuls » (p.126-127).
Anne Morin
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