Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), Patrice Trigano (par Patryck Froissart)
Sens d’ssus d’ssous, Œuvres romanesques (2010, 2020), mars 2022, 884 pages, 28 €
Ecrivain(s): Patrice Trigano Edition: Editions Maurice NadeauSur le modèle de La Pléiade, les éditions Maurice Nadeau ressortent en un précieux volume sur papier Bible de 900 pages la série des œuvres romanesques de Patrice Trigano publiées de 2010 à 2020. L’ensemble, introduit par une riche préface de Sarah Chiche, recueille, tenons-nous bien, cinq romans dont deux ont été recensés dans les pages de notre magazine :
– La Canne de saint Patrick
– Le Miroir à sons
– L’Oreille de Lacan (recension de Philippe Chauché en 2015)
– Uburébus
– L’Amour égorgé (ma recension en 2020)
La Canne de saint Patrick
Roman consacré à Artaud.
Comme il le fait magistralement dans chacun des ouvrages ici compilés, Trigano se glisse dans la personne physique et mentale d’Antonin Artaud et devient le personnage halluciné d’un récit en l’occurrence hallucinant, contant une lente descente dans une folie traversée par la quête obsessionnelle, suivie par la possession jalousement maladive puis par la perte douloureuse d’un attribut que l’artiste arbore, exhibe, brandit de façon théâtrale pendant des années de vie publique et de pérégrinations, persuadé qu’il s’agit de la canne qui aurait été confiée par Jésus à Saint Patrick, objet sacré ayant eu le pouvoir divin de convertir les foules lors de la mission d’évangélisation des Irlandais entreprise par le saint.
« Cette canne le poursuit. Cette canne l’obsède. Cette canne envahit l’espace de son rêve, impose son pouvoir. Elle se dresse face à lui, s’agite, le menace, le protège. Elle devient cause et centre de sa vie. A n’en pas douter, elle est un objet à fonctionnement magique… ». Dés lors, « c’est à Artaud qu’incombe la charge messianique de délivrer le monde du mal qui l’étreint ».
Si cette canne est un des éléments que manie Trigano dans une construction romanesque qui prend le lecteur aux tripes, si elle constitue le signe ostensible d’un délire poético-théâtral dont on se demande jusqu’à quel point joue consciemment Artaud, elle n’est qu’un des instruments narratifs d’un romancier qui décrypte crûment, avec une connaissance évidente des progrès de la psychanalyse, le cours chaotique d’une déconstruction de personnalité entraînant une régression économique aboutissant à la misère la plus crasse, d’une désocialisation qui doit de ne pas atteindre la solitude absolue à la sollicitude, ou à la pitié, de quelques écrivains et éditeurs qui restent convaincus du talent tumultueux de l’artiste.
Bouleversant !
Le Miroir à sons
Cette évocation de la vie et de l’œuvre de Raymond Roussel s’inscrit dans le quotidien d’un narrateur qui transcrit, séance après séance, les monologues dont il meuble chacun de ses séjours hebdomadaires sur le divan de son psychanalyste, lequel ne prend la parole que pour signifier à son patient la fin de la séquence et réclamer son enveloppe. Que vient faire Roussel dans ces soliloques ? Le narrateur se présente comme étant la doublure de l’écrivain, référence en miroir au premier roman de Roussel intitulé… La Doublure. On sait que Trigano joue à longueur d’écriture, de façon malicieuse, de ces jeux de miroirs, des mécanismes littéraires de résonances, de l’intertextualité, ce qu’il prouve, s’il en était besoin, par le choix du titre attribué au présent roman. Diablerie suprême : entre les séances de psychanalyse du narrateur s’intercalent des entretiens supposés avoir eu lieu entre Roussel et… son psychiatre de la Salpêtrière, le docteur Janet, connu pour avoir été un collègue de Charcot !
La trame ainsi faite juxtapose, mêle, compare, intrique et déroule, dans le fil d’une écriture élégante à la tension judicieusement mesurée, deux existences, deux histoires, deux intrigues, deux destins dominés par la présence prégnante de la mère dont le poids demeure même après la mort.
« C’est depuis que l’histoire de Roussel s’est superposée à la mienne que je parviens à parler de moi-même… ».
Tout ce qui réfère à Roussel fourmille, dans une narration romancée dont la tension captive l’attention, de détails érudits sur la vie publique et intime de l’artiste, sur ses pulsions homosexuelles, sur le constat, plus ou moins avéré, de ses échecs littéraires, sur ses accès de désespérance qui aboutiront au suicide, à Palerme, le 14 juillet 1933. Récit qui prend, tout autant que l’histoire personnelle du narrateur, qui se termine par une rébellion violente contre le silence et l’absence de réaction du psychanalyste, ce qui constitue une amusante pirouette, un renversement… renversant des rôles pour celui qui tout au long des entretiens, s’est évertué à se poser soi-même en psychanalyste de Roussel.
« Vous avez peur de moi ? Nous ne faisons pourtant que jouer ! Jouer à la vie. Tombez le masque de l’analyste qui vous colle à la peau ! Oubliez votre arrogance, votre orgueil ! Pour une fois, soyez sincère ! Dites-le ! Dites avec moi… que ce JEU VOUS DEGOÛTE ».
Vertigineux !
L’Oreille de Lacan, roman présenté par Philippe Chauché dans les pages de La Cause Littéraire en mai 2015.
Extrait, avec l’aimable autorisation du chroniqueur : L’Oreille de Lacan est l’histoire tumultueuse de Samuel Rosen, un dandy dépressif et misanthrope, épris de littérature, amateur d’art avisé, un homme au raffinement hors du commun, un homme qui fait de l’art son temps. L’auteur, qui se signale en ouverture du roman, ne va pas manquer de s’inviter au final, sans nouvelles de son personnage, qui s’est envolé. Entre temps, Samuel Rosen se sera approché d’un club très fermé des Omphalopsyques, adorateurs du nombril, des illuminés suspendus bouche bée aux paroles du gourou, il aura tenté en vain de s’asseoir sur le divan du fumeur de Culebras torsadés et tourné en rond dans sa bibliothèque, et au milieu de ses objets d’art et de curiosité.
Uburébus
Bien que le dessein soit, comme dans les autres romans de cette anthologie, de faire vivre, d’animer un créateur littéraire célèbre pour en faire le personnage principal d’un roman, la perspective ici pourrait paraître différente : le récit est écrit à la 2ème personne du pluriel traduisant un vouvoiement par le biais de quoi le narrateur semble s’adresser à Alfred Jarry. Mais il est immédiatement évident que par ce « vous » d’artifice narratif, ledit narrateur a pour destinataire son propre « moi ». A nouveau, donc, Trigano s’immisce en un artiste torturé à la fois par des tourments psychiques propres à sa personnalité et par l’angoisse permanente de la non-reconnaissance publique de son génie.
La profusion et la précision des détails domestiques, la succession quotidienne des éléments les plus triviaux de la vie privée, la puissance impressive de la transcription des sentiments, ressentiments, pensées, sensations, réactions, la proximité, la coïncidence même de la vision du narrateur et de celle qu’il prête à Jarry, l’inscription de l’existence publique du poète dans le fourmillement historique des événements artistiques mondains de l’époque, l’ardeur et la combattivité avec lesquelles il défend son œuvre envers et contre tous, tout concourt à une « incarnation » de Jarry en personnage d’un roman passionnant.
« Vos arguments ont eu raison des atermoiements de ce géant du théâtre : Lugné-Poë s’est incliné devant les demandes d’un jeune homme de vingt-trois ans aussi déterminé qu’insolent, têtu comme une mule, orgueilleux comme un paon. Il a cédé à votre emportement, et c’est très bien ainsi.
Ce soir, votre voix pourra enfin se faire entendre. Vous allez cracher à la face du monde. Et tant mieux si le public en est choqué. Ce sera la récompense de votre combat contre l’intolérance et la justice… ».
Empathie assurée.
L’amour égorgé, récit présenté par moi-même dans les colonnes de La Cause Littéraire en septembre 2020 (extrait). [C’est] l’histoire [elle aussi poignante] de René Crevel, qui portera toute sa vie le traumatisme de la découverte, à l’âge de quatorze ans, du corps de son père pendu, et qui aura été durant toute son enfance maltraité, humilié, battu, psychologiquement démoli par une mère à double visage dont il essaiera toujours, mais en vain, de découvrir l’origine de la haine qu’elle lui porte.
« On la trouve charmante, prévenante, attentionnée. Qui pourrait imaginer ce qui se passe dès que la porte de la maison se referme ? Quelle est donc la cause de cette détestation qui ne la lâche pas ? ».
Cependant le jeune Crevel est introduit dès son adolescence dans les cercles mondains et mouvants de la littérature grâce à un condisciple de lycée, Marc Allégret, le futur célèbre réalisateur et photographe de cinéma, qui le présente à Gide avec qui il entretient une relation trouble. Entré ainsi dans la ronde des grands, il ne la quittera plus, mais la volonté de suivre le mouvement s’accompagnera quasi perpétuellement d’atroces souffrances, tant physiques que psychiques.
Tragique !
Pour conclure sur l’ensemble :
Trigano ne « représente » pas les célébrités qu’il met en scène. Il les crée, les recrée, il crée et recrée pour nous Jarry, Roussel, Crevel, Artaud, Rosen… il nous les rend vivants, réels, proches, il les humanise, paradoxalement, alors même qu’il fait d’eux « des personnages de papier ».
Ce faisant, l’auteur se projette en ses créatures. Il est successivement Trigano-Jarry, Trigano-Roussel, Trigano-Crevel, Trigano-Artaud, Trigano-Rosen.
Merci, Patrice Trigano !
Patryck Froissart
Patrice Trigano est galeriste et romancier, on lui doit : La vie pour l’art (La Différence), Rendez-vous à Zanzibar, correspondance avec Fernando Arrabal (La Différence), La Canne de saint Patrick, inspiré de la vie d’Antonin Artaud (Editions Léo Scheer), et les autres romans présentés ci-dessus.
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