Sélection du Prix littéraire de la vocation, 2021 Fondation Marcel Bleustein-Blanchet pour la vocation @FdtVocation (par Sylvie Ferrando)
(1) Toni tout court, Shane Haddad (POL, janvier 2021, 160 pages, 17 €)
Il s’agit d’un livre à l’écriture minimaliste. Par petites touches, par courtes phrases, la narratrice (Toni, 20 ans) dépeint le temps qui s’écoule, geste après geste, depuis son lever, un certain vendredi d’anniversaire et de match. Ce monologue intérieur ininterrompu s’exprime sous différentes formes énonciatives : tout d’abord à la deuxième personne du singulier, comme une injonction à sortir de soi, à dire sa vie, ses pensées, ses émotions – l’instance dialogique de Mikhaël Bakhtine fait ici ses preuves (« Avance Toni », « Pourquoi tu fais ça », « Tu devrais sortir », « Tais-toi Toni »). Mais le texte s’exprime aussi plus classiquement en « elle » (« Toni regarde ses mains ») ou en « je » (« Mes cheveux mes cheveux »). Les apostrophes y sont nombreuses, parfois nourries de références littéraires : « Mon frère, tu te souviens du mariage de nos parents », « Arbre Pantagruel, intelligence de ta vieille force. Gros et bienheureux ».
Il s’agit d’une promenade, d’une pérégrination à travers les sensations et les souvenirs. Sont ainsi évoqués la rue, l’université de lettres à Lyon où prend place un commentaire du blason Le Beau Tétin de Clément Marot*, traité à la manière de l’épisode des Comices agricoles de Flaubert dans Madame Bovary, puis un concert en plein air, avec Jimmy-paillettes, comme un kaléidoscope de sensations, et enfin le match de foot, avec le père et Manon. On trouve une multitude de discours entrecroisés dans le roman, comme le discours d’amour du père ou de la mère « Tu fais attention dans le métro mon chéri ».
On trouve aussi des effluves, des évocations de Julien ou Paul, anciens amants ; des paroles lancinantes de Paul, comme une psalmodie : « Toni je veux entrer en toi, entrer et rester, ton corps est si réconfortant », « Tonitonitonitonitonitonitoni ». Le final se fond dans l’énergie et l’espoir porté par le sport collectif : « C’est ici que mes vingt ans sont. Dans ces chants, dans ces graves, dans la conviction de tous vos yeux amoureux. Toni lève les bras et sans doute, enfin, le corps devine ».
Malgré quelques longueurs, Toni tout court exprime dans ses moindres détails l’identité de Tonia, une jeune femme de 20 ans, notre contemporaine.
* Citations extraites du Beau Tétin, de Clément Marot : « Toi qui fais honte à la rose, Tétin plus beau que nulle chose […] Tétin donc au petit bout rouge, Tétin qui jamais ne se bouge […] Celui de lait qui t’emplira, Faisant d’un tétin de pucelle, Tétin de femme entière et belle ».
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(2) La Belle est la Bête, Floriane Joseph (Frison-Roche Belles-Lettres, mars 2021, 320 pages, 19 €)
Ce récit se lit comme un conte oriental des mille et une nuits, ou comme une tragédie grecque en trois tableaux introduits par un Prologue et clos par un Epilogue.
La princesse Leïla, troisième des cinq filles du sultan, a été défigurée à l’acide par un extrémiste, condamné à la prison à perpétuité à l’issue de son procès. Dépassant sa propre douleur et celle de la famille royale, la princesse, devenue d’une laideur bestiale, joue sur le travestissement et le bal pour retrouver une vie amoureuse et sensuelle : « […] elle devint experte dans l’art d’opérer cette scission entre son corps et son visage. Elle se décapitait pour la nuit ». Asmar, étudiant en anthropologie, Halim, le plus jeune fils d’un propriétaire de haras, Nakia, princesse en exil, ainsi que Rahim, cavalier noir devenu cavalier d’or, l’aident dans son entreprise, à traverser cette épreuve. Sa rencontre avec Iago, le fou du roi, à la fois monstre et clown triste, lui renvoie son identité en miroir : quelle est la nature, la fonction de la Bête des contes et des mythes ? « Elle criait en soupirs dans les nuits clandestines […] car peut-on aimer une femme laide quand la beauté des femmes a toujours été leur passeport, l’unique justification de leur présence sur Terre ? ». Il faudra du temps à Leïla pour comprendre que « Les cicatrices s’apprennent comme des chemins, [et que] l’asymétrie s’apprivoise ». Assumer et habiter à nouveau son corps, grâce à la création artistique, à la mode, au stylisme, dans le confort et la protection de la nuit et du désert, tels seront les objectifs de Leïla.
Un beau conte moderne et poétique sur la reconstruction progressive de la féminité bafouée.
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(3) Mise à feu, Clara Ysé (Grasset, mai 2021, 200 pages, 18 €)
Ce récit en « je » est celui de Nine, l’enfant, la fillette. Nine et Gaspard habitent avec leur mère, la fantasque Amazone, jusqu’à l’incendie qui ravage leur maison. A Paris, près du Sacré-Cœur, ils sont recueillis par leur oncle le Lord, homme étrange et inquiétant. Nouchka, leur pie apprivoisée et bavarde, les accompagne.
Le Lord vit une vie parallèle à celle de ses neveux, reçoit des amis pour des dîners arrosés, emporte une batte de base-ball dans ses escapades nocturnes. Nine, en quête d’affection, lui dérobe des pâtes d’amandes.
Les enfants grandissent : collège, puis lycée. Leur cousin Quentin, qui porte une cicatrice sur la lèvre, vient vivre avec eux. Ils reçoivent de l’Amazone, tout au long de sa longue absence, des lettres énigmatiques : à Civeuil, dans le Sud de la France, elle prépare leur nouvelle maison. Mais le Lord est un éducateur sulfureux, voire dangereux, que les adolescents vont devoir fuir : « J’entendis […] le rire du Lord jaillir à nouveau, fou, comme un feu qui ravage tout ». Amitiés amoureuses, visions et hallucinations, accès de violence et voyage en Toscane rythment les huit années d’absence de l’Amazone.
Malgré une approche quelque peu ésotérique, cette « mise à feu » est un récit d’initiation à la vie autonome, marquant la fin de l’enfance innocente, un conte moderne et merveilleux.
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(4) Les Confluents, Anne-Lise Avril (Julliard, août 2021, 208 pages, 18 €)
Liouba Darcet, journaliste en quête de reportages sur le changement climatique, et Talal Sariel, photographe parcourant le monde, se rencontrent dans le Wadi Rum, la partie la plus désertique du sud de la Jordanie. Liouba et Talal, tous deux orphelins, sont liés par une inexorable quête d’un ailleurs proche de la nature et des traditions, tout autour du monde. Après le désert des bédouins, ils exploreront la jungle du Nimba, en Guinée, puis Liouba visitera la région d’Arkhangelsk, au nord-est de la Russie, près du cercle polaire arctique, là où le soleil ne se lève jamais l’hiver et où des activistes sont parfois fusillés, tandis que Talal est à Alep, au milieu des explosions et des décombres. Ils se donneront rendez-vous à Moscou, où leur liaison prendra un nouveau départ. Ils se rendront enfin dans une île d’Indonésie, au creux des péninsules de Sulawesi, où l’écosystème marin est abordé – pêche en apnée et au harpon du peuple Bajan, respect de l’environnement naturel – et où le secret d’une certaine filiation sera levé.
Le récit peut se lire tout d’abord comme une dystopie, en 2040, dans les courts chapitres qui introduisent chacune des quatre parties de l’ouvrage : le niveau des eaux a monté et noyé certaines terres, dont des îles, le désert l’emporte sur la forêt équatoriale ou sur la taïga… Il peut se lire également comme un climate-fiction empli d’espoir en 2009 (première partie : le Désert), en 2011 (deuxième partie : la Forêt), en 2013 (troisième partie : la Nuit) et en 2014 (quatrième partie : l’Ile), chacun de ces textes prenant place dans un paysage particulier, décrivant un écosystème en danger, qu’il convient de restaurer ou de préserver.
Un roman très bien documenté et d’une précision toute géographique, qui pourtant réussit à enchanter le lecteur par les descriptions des paysages et la musicalité des noms propres et des termes idiomatiques.
Un roman toutefois un peu didactique, où le lecteur s’informe très précisément sur les façons de végétaliser le désert ou de protéger la forêt : « L’idée est d’enrichir les sols en composants organiques afin d’attirer les termites, naturellement présents dans le désert. Les galeries souterraines qu’ils creuseront permettront de recueillir l’eau de pluie ».
Malgré des maladresses dans la temporalité due à la profusion des plus-que-parfait, il s’agit là d’un joli récit, poétique et qui prend le sens d’une parabole, sur notre planète, que les « confluents » d’énergie et d’initiatives humaines réussiront à préserver. C’est l’histoire d’un retour aux sources de la vie, un hymne à la nature et aux individus ou populations, autochtones ou militants, qui contribuent avec ingéniosité à la préservation des espèces animales et végétales, un cri d’espoir et un appel à protéger la planète des effets du changement climatique.
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(5) La Riposte, Jean-François Hardy (Plon, août 2021, 208 pages, 18 €)
Voici une dystopie bien pessimiste qui prend place dans un Paris saccagé par la crise écologique et livré aux déséquilibres sanitaires, économiques et politiques.
Jonas, 37 ans, va prodiguer des soins infirmiers à des patients en fin de vie. Qu’ils soient riches ou pauvres, tous – Jean-René, Acham, Claudine – sont aux portes de la mort. A la fin de sa terne relation avec Isabelle, Jonas s’est mis à fréquenter Khadija, 24 ans, et sa bande de jeunes activistes qui rêvent de sauver le monde. Lui, Jonas, cela fait longtemps qu’il a abandonné cet espoir. Il pense que les artisans du mouvement « Absolum » ont beau se rebeller, ne pas vouloir mourir et se battre contre le pouvoir en place, c’est peine perdue : « Quelques décennies, au mieux, c’est tout ce que nous pouvons espérer, cette terre et moi ». Quand la morphine commence à manquer, quand les pompes funèbres, appelées les Disposeurs, nationalisées pour faire face à la surmortalité, traitent les corps comme de la viande, la vie de Jonas est irrémédiablement déstructurée. Il décide de quitter Paris pour aller là où, pense-t-il, il aura une vie meilleure, mais tout d’abord pour retrouver sa sœur Natalia, à Arcis-sur-Lac, comme un retour du frère prodigue. On reprend espoir, mais la planète, telle un corps humain, est malade. Il n’y aura plus qu’une riposte possible.
Malgré des personnages attachants, il s’agit d’un roman bien négatif et critique sur la situation sanitaire et politique de notre pays.
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(6) Mon mari, Maud Ventura (L’Iconoclaste, août 2021, 360 pages, 19 €)
Qu’est-ce que l’amour conjugal ? Quelle place peut-on donner à la passion dans le mariage ?
Le roman de Maud Ventura se lit tout d’abord comme le récit quelque peu ironique, en « je », de la mise sous tutelle d’une femme mariée, sous l’emprise d’un homme, son époux, qui semble parfait. Il s’agit de l’analyse précise et percutante, en une semaine, du lundi au dimanche, d’une soumission, d’une servitude féminine : « systématiquement, quand mon mari entre dans la pièce, je pose mon roman, je coupe la radio, je lâche ma copie, j’éteins la télévision. Par réflexe, je m’arrête. Je me mets à disposition ».
Elle, professeur d’anglais dans un lycée de banlieue, traductrice en free lance, deux enfants, une maison : le tableau parfait, les belles images de façade du couple et de la famille. Lui le financier qui rapporte de l’argent, elle l’enseignante qui a du temps, tous les clichés sont présents. Il y a du Belle du seigneur dans ce roman de la déréliction des sentiments, de la coquetterie de midinette : « Car après quinze ans de vie commune, je préfère encore mentir, me rendre malade, attendre d’être au lycée ou au restaurant plutôt que mon mari m’entende aller aux toilettes » ; ou « Avant de sortir de la voiture pour rentrer à la maison, je me repoudre le nez ».
Pourtant, les signes pathologiques de la frustration sont là : d’irrépressibles démangeaisons nocturnes, un calendrier empreint de règles, de rituels, de petites habitudes, de superstitions, de préférences naïves et désuètes (le sens attribué aux couleurs, aux chiffres, aux chansons…), une crainte, méfiance, exigence, jalousie mêlée de haine dans les rapports que la narratrice entretient avec son mari. Elle l’épie, l’espionne, lit sa messagerie, exige des attentions constantes (sans les quémander) et met en place un système de représailles.
Ainsi, le portrait de l’épouse bien sous tous rapports, empreinte de matérialisme codifié et confite d’a-priori bourgeois, s’émousse peu à peu, se fissure, se complexifie. Et l’épilogue est une chute-renversement de situation assez bien trouvée.
Un roman acidulé de la névrose conjugale.
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(7) Les Douces, Judith Da Costa Rosa (Grasset, mai 2021, 400 pages, 20,90 €)
C’est un véritable roman policier que propose Judith Da Costa Rosa à ses lecteurs, dans un va-et-vient entre l’époque des 16 ans de quatre adolescents et l’époque de leurs 24 ans, moment où l’on retrouve le corps de l’un d’entre eux, qui avait disparu.
Au village d’Illès, « le village le plus ensoleillé de France », Dolores Déléale, Zineb Achour et Bianca Ispahan sont les amies de cœur d’Hannibal Lanier, depuis leurs 10 ans, et le pacte qu’ils ont scellé, « le serment sous le figuier », les lie indéfectiblement jusqu’à leur majorité. « Vous êtes mes trois amoureuses. Je vous préfère toutes les trois », assure Hannibal.
Le roman s’ouvre et se ferme sur deux lettres qu’Hannibal Lanier adresse à ses « douces », Hannibal qui voulait être écrivain. Mais les trois amies d’Hannibal continuent à recevoir des messages électroniques de la main d’Hannibal après sa disparition. Qui les envoie ?
Après la découverte du corps d’Hannibal, enterré dans le jardin du sculpteur Auguste Meyer qui perdait peu à peu la tête, l’OPJ Léo Casez mène l’enquête, épaulé malgré lui par la petite-fille d’Auguste, Elise Jaubert. Pourquoi a-t-on retrouvé un collier de Dolores, élève préférée d’Auguste, autour du cou d’Hannibal ?
Le roman se penche sur les familles et l’entourage de Dolores et de Bianca : le docteur Hélène Déléale, mère de Dolores, Mina la grand-mère, Amilcar le père et Antoine le beau-père, Paul le frère, Joan Rami, capitaine de l’équipe de rugby, amant de Dolores à 16 ans puis de Zineb, Paco et Cassandra, Bianca et Raphaël, Rita la mère de Bianca.
Les mystères sont dévoilés peu à peu au cours du roman : Que s’est-il passé juste avant et pendant le bal de promotion du lycée qui a eu lieu à la fin de l’année de première des adolescents ? Hannibal devait être le cavalier de Zineb, il n’est pas venu et a disparu ; Joan devait accompagner Dolores au bal, lui non plus n’est pas venu, a eu un accident de scooter, a fait un long coma, est devenu aphasique.
L’intrigue, dense et attachante, est bien menée.
Sylvie Ferrando
(1) Shane Haddad, 24 ans, publie son premier roman, Toni tout court, écrit dans le cadre du master Création littéraire du Havre, où elle a étudié ces deux dernières années.
(2) Floriane Joseph, 24 ans, autrice féministe engagée, signe avec La Belle est la Bête son premier roman.
(3) Clara Ysé, 29 ans, musicienne, écrit et compose Le monde s’est dédoublé, en 2019, et prépare un album pour 2022. Mise à feu est son premier roman.
(4) Anne-Lise Avril, 29 ans, a puisé la matière de son premier roman, Les Confluents, dans son insatiable intérêt pour les enjeux environnementaux.
(5) Jean-François Hardy, 30 ans, a été « plume » au Cabinet de la Ministre de l’Ecologie de 2019 à 2021. La Riposte est son premier roman.
(6) Maud Ventura, 28 ans, après des études de philosophie, travaille dans l’audiovisuel. Elle a notamment collaboré avec France Inter, Louie Media et NRJ. Elle signe ici son premier roman.
(7) Judith Da Costa Rosa, 24 ans, Les Douces est son premier roman.
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