Seascapes, Hiroshi Sugimoto
Seascapes, éd. Xavier Barral, 2015, 273 pages dont 3 dépl., 60 €
Ecrivain(s): Hiroshi Sugimoto
L’océan. Pour être à même de dire quelque chose de l’océan, – l’océan qui fait que se tient ensemble l’horizon (comme un seul tout, alors qu’il est divers), dans une sauvagerie pure qui nous interdit de la rejoindre –, il faut trois choses, comme dirait Erri De Luca. Pas une, pas deux. Trois.
En premier lieu, il faut s’en référer à la mythologie. Écoutons ainsi Munesuke Mita (in Seascapes) traduit du japonais par Corinne Atlan (« La ligne d’horizon du temps, ou l’arrêt fécond ») :
« Selon le mythe babylonien de la création du monde, au commencement étaient les eaux rugissantes de l’océan. Cet élément où régnait le chaos, personnifié par la déesse Tiamat, fut vaincu par Mardouk, fils du dieu Éa, qui fendit son corps en deux, créant ainsi d’une part la Terre, de l’autre le Ciel. Tiamat était représentée sous la forme d’un gigantesque dragon. Toutes les civilisations possèdent des mythes similaires : les dieux ou les héros de la genèse créent l’ordre du monde en terrassant un dragon (ou un serpent). C’est, en Égypte, la victoire du dieu Rê sur le serpent Apophis ; dans l’Ancien Testament, l’anéantissement du Léviathan par Yahvé ; en Inde, la mort de Vritra, écrasé par Indra ; au Japon, la victoire de Susanoo sur Yamata no Orochi ; en Perse, le triomphe de Thraetaona sur un dragon tricéphale, etc.
Le dragon ou le serpent symbolise les vagues qui déferlent, l’eau qui tourbillonne, le chaos primordial. Dans certaines cultures, principalement dans les cultures primitives, le dragon ou serpent qui représente l’eau est un symbole positif. Chez les Aztèques, Quetzalcóatl, le serpent à plumes, dieu appelé à revenir un jour sur Terre pour sauver le monde, est un symbole de fertilité. En Afrique de l’Est, chez les Mandari, le serpent bicéphale qui représente le courant du fleuve est aussi le dieu protecteur de la tribu. Au Japon, on retrouve dans les anciennes croyances indigènes l’image du serpent comme dieu de l’eau, dieu des rizières, dieu protecteur des agriculteurs.
Mais ce symbole de l’eau évoluera et prendra deux aspects différents. La divinité de l’eau, symbole positif dans les croyances populaires, finit par devenir un symbole inverse, négatif : dans la mythologie de la cour du Yamato (IIIe-VIIIe siècle), période qui voit l’établissement d’un véritable État, il représente la « chose à conquérir ». Dans les mythes de toutes ces civilisations, ces symboles de la puissance de l’« Eau » représentent ce qui soutient et enveloppe le « Monde », ou encore la source originelle de la puissance du « Monde ». Le baptême, dans le monde chrétien, était à l’origine une immersion complète, et cette cérémonie visait à acquérir une vie nouvelle en se plongeant tout entier dans le chaos aquatique, ainsi que les hindous continuent à le faire dans le Gange. Aujourd’hui encore, les eaux rugissantes de l’océan viennent lécher les rivages de notre monde, comme les membres de Tiamat soutiennent et enveloppent toujours la Terre.
En second lieu, il faut se recueillir, le corps – et sa respiration – devenus entièrement regard (j’insiste sur le singulier), dans le sens claudélien du terme (l’œil écoute), devant les photographies dénuées d’effet de Hiroshi Sugimoto.
En troisième lieu, il faut retrouver l’écume, les embruns. Les flots. Il faut nager dans l’immobilité mobile, dans la mobilité aux multiples clapotis. Il faut, grâce à l’océan, à son contact, être, se sentir être, se deviner ; il faut, sans fausse certitude, vivre avec vérité, c’est-à-dire se tenir – comme un oisillon, colosse de fragilité, au sein de branchages choisis avec, tout à la fois, instinct et réflexivité –, se tenir vraiment dans l’acte par lequel la vie est ce qui se répète sans cesse, tendrement, douloureusement, pour nous réinventer.
Matthieu Gosztola
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