Scènes de la vie d'un propre à rien, Joseph von Eichendorff
Scènes de la vie d’un propre à rien, texte français de Madeleine Laval et Robert Sctrick
Ecrivain(s): Joseph von Eichendorff Edition: Phébus
Le voyage et l’amour : tels sont les deux sujets de ces Scènes de la vie d’un propre à rien, récit de Joseph von Eichendorff. Pour faire simple : Un « propre à rien » qui se dore au soleil pendant que son père s’épuise au moulin finit par partir sur les routes. Pour voir. Il devient jardinier, puis receveur dans un château viennois. Il tombe amoureux d’une femme qu’il pense inaccessible. Pour fuir l’amour, un seul remède : la route. Vers l’Italie. Après diverses aventures il revient à Vienne. Il apprend alors que rien ne s’oppose à ce qu’il retrouve la femme aimée.
Joseph von Eichendorff (1788-1857) est l’un des « romantiques allemands ». Il a mené une existence quasi insignifiante. Il a fait quelques voyages à travers l’Europe, mais a toujours rêvé de visiter l’Italie, pourtant décrite dans ces Scènes. Ce besoin de partir, de voyager, sera également transposé dans ses autres récits et ses poèmes, essentiellement centrés sur le vagabondage et l’aventure, et qui ont servi à construire le mythe du Wanderer, ce voyageur lancé sur les « improbables chemins du monde ». Un ton léger, voire ironique, caractérise ce « désenchanté discret », frère de Nerval.
Le vagabond selon Eichendorff
Le vagabond selon Eichendorff porte une grande veste avec d’énormes poches. Dans ses poches : linge, rasoir, trousse de voyage. Et un violon, accessoire indispensable au routard, qui permet de gagner un peu d’argent ou de nourriture en amusant le public. « Quand les autres rentrent chez leurs parents, les uns à cheval, les autres en voiture, nous allons par les rues, nos instruments sous nos manteaux, nous sortons de la ville, et le monde tout entier nous est ouvert ».
Le Wanderer est un oiseau volage qui à toute occasion s’échappe de sa cage. Qui n’a ni feu ni lieu. Et quelques principes. « Non, voyager comme les autres ne me tente pas le moins du monde : chevaux, café, draps frais, bonnets de nuit et tire-bottes, le tout commandé d’avance ! Alors que ce qui est magnifique, c’est justement de sortir de bon matin quand les oiseaux migrateurs passent haut dans le ciel et de ne pas savoir le moins du monde quelle cheminée fume déjà pour nous, ni à quelle aubaine nous attendre avant le soir ».
Le Wanderer ne se contente pas d’apprendre ce qu’on lui inculque, il va plus loin, il regarde, il voit. « Laissons les autres repasser leurs manuels ! Quant à nous, nous étudions dans le grand livre d’images que le bon Dieu a ouvert tout grand pour nous, la nature ». Il n’y a pas à avoir peur du présent, ni de l’avenir. La liberté a un prix, le mieux est de ne pas trop s’en faire. Et d’en faire une philosophie. « Qui sait de quoi demain est fait ? Poule aveugle trouve parfois son grain ; rira bien qui rira le dernier ; les choses arrivent quand on s’y attend le moins ; l’homme propose, et Dieu dispose… ».
Ce que fuit le voyageur : certaines valeurs de son milieu. « Il me suffirait d’être sobre, de ne pas regarder à la peine, de n’avoir point envie de traîner ni de me livrer à des activités futiles ou ne rapportant pas de pain si je voulais parvenir, avec le temps, à quelque chose ». C’est ce qu’on lui a apprit. Dire oui.
Seul l’amour pourrait perturber ces belles théories. Dans les Scènes, pendant quelque temps le narrateur endosse la « robe de chambre » d’un receveur et prend « dans le secret de (son) cœur la résolution de laisser là les voyages et de faire des économies comme tout le monde ». Mais ces principes ne durent guère et ne lui font pas oublier sa belle. « Chacun s’est fait son petit coin sur terre, avec son poêle bien chaud, sa tasse de café, sa femme, son verre de vin le soir, bref tout va comme il veut ! Mais moi, je ne suis bien nulle part. J’ai toujours l’impression d’être arrivé trop tard et d’être nul et non avenu en ce vaste monde ».
L’amour est peut-être la seule chose qui peut ramener le Wanderer à la maison, là où l’horloge « fait toujours entendre son paisible tic-tac ». L’amour : « le monde est pour lui trop étroit, l’éternité trop courte ».
La route
Le Wanderer part sans trop savoir où cela le mènera. « J’ignorais tout du chemin à prendre ». Il prend des chemins, des routes qui conduisent « loin, très loin par-delà les sommets, hors du monde, oui ! » La route de l’Italie ? Le pays où poussent les oranges ? C’est tout droit ! Parfois la route est longue, et elle effraie. « Brusquement, le monde me parut effroyablement vaste, et moi si perdu que j’en aurais pleuré toutes les larmes de mon cœur ». Ailleurs, quand le calme est revenu dans la tête, tout va mieux. « Du reste, c’était un plaisir de marcher là, avec les feuillages qui murmuraient et le chant merveilleux des oiseaux. Je laissai donc à Dieu le soin de me guider, sortis mon violon et jouai d’affilée tous mes airs préférés ». Enfin, avec des moyens plus modernes et plus rapides, et avec un peu de compagnie, le voyage se poursuit. « Adieu donc, moulin, château, portier ! Cette fois nous roulions si vite que le vent me sifflait aux oreilles. A droite, à gauche, villes, villages, vignobles filaient à vous faire papilloter les yeux. A l’arrière, les deux peintres dans la voiture, devant, quatre chevaux et un superbe automédon : et moi, juché tout là-haut sur le siège, à qui il arrivait de rebondir d’une aune».
Si le Wanderer ne sait pas toujours où il va, il ne sait pas non plus toujours où il est. « A mon réveil, les premiers rayons de l’aurore jouaient déjà sur le tissu vert de mon baldaquin. Impossible de me rappeler où je pouvais bien être ». Mais quand la Rome, rêvée « pareille aux nuages que je voyais passer au-dessus de moi, avec des monts et des gouffres prodigieux au bord d’une mer bleue, et des portes d’or, et de hautes tours étincelantes en haut desquelles chantaient des anges en robes dorées », se révèle enfin au regard telle « la ville superbe », le voyageur est comme sous l’effet d’un charme. « Le soleil matinal jouait sur les toits et jetait mille feux dans les longues rues silencieuses : cette vue m’arracha un grand cri d’allégresse et je bondis sur le trottoir au comble de la joie ».
Ce n’est d’ailleurs pas tant le lieu qui compte, que la démarche. Comme pour beaucoup de voyageurs avant et après lui, si le Wanderer « flâne un peu de-ci, de-là, pour voir le monde », il clame plutôt « qu’avec les bottes de sept lieues qui en quelque sorte nous chaussent dès l’enfance, nous fonçons droit et sans plus de façon sur l’éternité ». Et l’Italie tant rêvée puis tant vécue peut devenir la « perfide Italie avec ses oranges, ses femmes de chambre et ses peintres dérangés » à qui il faut tourner le dos.
Faut-il partir, aller ailleurs, si loin, alors « qu’autour de moi, tout me connaît ? » Ne reste plus qu’à prendre le coche d’eau et à descendre le Danube.
Les premières lignes :
« Déjà le joyeux murmure du moulin de mon père avait repris, et sa roue s’était remise à ronronner. La neige gaillardement dégouttait du toit. Les moineaux, de leurs gazouillis et de leurs ébats, s’associaient à toute cette activité. Quant à moi, assis sur le seuil, je me frottais les yeux pour en chasser le sommeil. Dieu ! que je me sentais bien, au chaud sous le soleil.
C’est alors que mon père sortit de la maison, le bonnet de nuit de travers : depuis l’aube il n’avait cessé de s’agiter dans le moulin.
– Hé, le propre à rien, me dit-il. Te voilà encore à te prélasser au soleil, tu t’étires à te rompre les os et tu me laisses toute la besogne ! Le printemps s’annonce, toi aussi sors un peu de ta coquille et va-t’en de par le monde gagner ton pain toi-même !
– Bon, fis-je. Si je suis un propre à rien, je m’en vais courir le monde et y chercher fortune ».
Lionel Bedin
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