Savoir et civisme Les sociétés savantes et l’action patriotique en Europe au XVIIIe siècle
Savoir et civisme Les sociétés savantes et l’action patriotique en Europe au XVIIIe siècle, Michèle Crogiez Labarthe, Juan Manuel Ibeas Altamira, Alain Schorderet, octobre 2017, 412 pages, 50 €
Edition: Slatkine
Le XVIIIesiècle fut l’âge d’or des académies et des sociétés savantes en général, des académies et des sociétés savantes de province en particulier. Loin de ne rassembler que des notables chenus ou des abstracteurs de quintessence et du mouvement perpétuel (comme ce fut le cas par la suite), ces sociétés jouèrent un rôle important dans la vie intellectuelle du temps. Deux exemples suffiront à le montrer. En 1749, l’académie de Dijon mit à son concours la question de savoir « si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs ». Les académiciens bourguignons primèrent la réponse envoyée par un jeune Suisse inconnu, Jean-Jacques Rousseau ; réponse qui sera publiée sous le titre de Discours sur les sciences et les arts. En 1787, la Société royale de Metz posa une autre question : « Est-il des moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ? » (l’abbé Grégoire y participa avec son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs).
La manière dont la Société royale de Metz avait formulé sa question mérite qu’on s’y arrête. Que les Juifs soient heureux, on comprend ce que cela veut dire. Une décennie plus tôt, ce texte emblématique des Lumières qu’est la Constitution des États-Unis d’Amérique avait hissé le bonheur au nombre des droits fondamentaux. Mais pourquoi associer « heureux » à « utiles », en plaçant l’utilité avant le bonheur ? Peut-être sans le savoir, la Société royale de Metz reprenait le raisonnement de l’économiste italien G. G. d’Arco (1739-1791), qui avait publié en 1782, à Venise, un livre intitulé Della Influenza del Ghetto nella Stato, où il considérait que la réclusion des Juifs dans les ghettos constituait un obstacle au libre-échange et qu’il convenait de favoriser leur assimilation à la société.
L’alliance du bonheur et de l’utilité apparaît également caractéristique de la pensée des Lumières et cet utilitarisme explique aussi bien leur refus de la peine capitale (un condamné à mort ne sert plus à rien) que leur mépris envers les ordres monastiques (un homme qui voue ses journées à la prière ne possède pas d’utilité sociale) ou, ce qui semble plus anecdotique, la mise en œuvre de protocoles de réanimation pour les noyés, auxquels on prit alors un intérêt inédit. Comme on le lit dans les Mémoires de la société formée à Amsterdam en faveur des noyés (1768), quand un homme se noie « la société sacrée et civile sont privées [sic] d’un de leurs membres, qui, dans quelque situation qu’il fût, pouvait encore leur rendre des services » (cité p.58 – la question des noyés recoupe d’ailleurs une autre préoccupation de l’époque, celle des frontières entre la vie et la mort). Les Lumières estimaient que tant l’individu que le savoir devaient être nécessairement utiles, et avant tout utiles aux concitoyens. Cette idée est un corollaire de la foi dans le progrès humain. Savoir et civisme publie les actes d’un colloque organisé à Berne en mars (selon la p.7) ou en septembre 2012 (selon la couverture du volume). Les communications (en français, allemand, italien et anglais) portent sur des sociétés savantes établies en France, en Suisse, en Italie et dans la péninsule ibérique, ainsi que sur leurs rapports mutuels. L’ensemble est d’autant plus intéressant qu’au point de vue intellectuel, tous les pays d’Europe ne vivaient pas à la même heure : en 1784, lorsque Kant se demandera « Que signifie le progrès des Lumières ? » (Was heißt Aufklärung ?), le mouvement était depuis plusieurs années achevé en France (Voltaire et Rousseau sont morts depuis six ans).Il n’y aura pas, au XVIIIesiècle, de province qui se jugeât indigne de participer aux grands débats du temps et, du canton de Berne au pays basque, toutes contribuèrent au bouillonnement d’idées, certaines lumineuses, d’autres portant en germe les pires tragédies, qui rend le Siècle des Lumières fascinant.
Gilles Banderier
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