Sauf quand on les aime, Frédérique Martin
Sauf quand on les aime, août 2014, 224 pages, 18 €
Ecrivain(s): Frédérique Martin Edition: Belfond
Le roman Sauf quand on les aime de Frédérique Martin paru en août 2014 aux éditions Belfond, démarre à vive allure. On est dans le wagon d’un train qui file vers Toulouse. Une jeune femme noire se fait violemment agresser verbalement par un inconnu d’une trentaine d’années parce qu’elle refuse de lui donner son numéro de portable. Les insultes fusent de sa bouche, l’attitude de l’homme devient clairement menaçante. Personne n’intervient. Tout le monde fait semblant de ne rien voir, de ne rien entendre, le nez baissé vers le sol. L’indifférence ordinaire. Une situation banale en somme, de celle que l’on voit parfois à la télévision ou que l’on lit dans la rubrique des faits divers seulement quand cela tourne mal. Une femme blonde, calme, va proposer à la jeune femme de s’asseoir à ses côtés et commence à entamer la conversation avec l’homme manifestement fortement alcoolisé et drogué. Il n’est plus un invisible, il devient un sujet qui a un prénom qu’il s’est attribué : Daoud et un vrai : Fabio qu’il a occulté. Il déroule sa vie sans retenue à cette oreille attentive, qui accepte de l’écouter sans en être effrayée et sans le juger. Mais ce moment suspendu suffira-t-il pour déplacer le regard qu’il porte sur lui ?
Le récit peut commencer dans Toulouse, la rouge. Peu à peu, le lecteur pénètre dans l’univers de toute une galerie de personnages qui se dessinent au fil des pages dans toutes leur complexité. Il y a d’abord un trio, pivot du roman. Ils ont décidé un jour de vivre en collocation. L’homme c’est Kader. Ses études à Bordeaux pouvaient lui permettre d’accéder à un vrai métier. Il rêvait de travailler dans un bureau comme conseiller en économie familiale. Il a dû se contenter d’un poste de manœuvre en intérim dans le bâtiment pour assurer le quotidien. Juliette est aide soignante dans une maison de retraite en CDI "son combat à durée indéterminée". Elle a un revenu minimum mais un emploi stable. Elle tient un journal où elle peut penser avec sa main et rêve d’écrire des livres. Claire a une famille équilibrée mais qui l’étouffe. C’est pour cela qu’elle est partie. Son unique richesse, c’est son violoncelle. Elle donne quelques cours particuliers sans grande conviction mais il faut bien participer un minimum aux dépenses. Elle et Juliette sont amies depuis le collège. Entre eux trois se noue une amitié complexe qui leur tient chaud où ils pourront construire une autre vie à façonner en tournant le dos à leur passé.
Autour d’eux gravite tout un réseau de silhouettes qui chacune joue un rôle plus ou moins important dans le déroulement de l’intrigue en mettant son grain de sel ou son grain de sable. Il y a Say, jointeur, collègue de travail de Kader. Il y a son ami Ethan, beau gosse qui roule en moto, qui rêve de changer le monde ou à défaut de fuir au loin Et il y a Monsieur Bréhel, le voisin retraité "qui traine ses journées de gangrène" sur son balcon, son lieu stratégique. Il a eu une famille mais qui s’est envolée. Il considère que sa vie n’a plus de sens, il ne s’aime pas. Il s’est pris de passion pour Claire et sa musique.
L’irruption de Tisha, la jeune fille noire agressée dans le train. Elle sera récupérée par Claire qui se sent coupable de n’avoir pas réagi et qui a "le chic pour ramener des chiens écrasés". À la sortie de la gare de Toulouse, Claire, qui voit bien qu’elle est en errance, la ramène au logis. Elle va chambouler l’édifice précaire qu’ils avaient réussi à construire. Le trio va devenir quatuor. Et, sans le prévoir, Tisha, qui a trouvé un travail de serveuse dans un bar, va être le pivot du drame qui va détruire la fragile stabilité que la bande avait réussi à construire. Cette jeune femme est une marginale, fantasque, toujours sur le fil, généreuse et vaillante, sans tabous. Elle va chambouler l’équilibre du groupe qui va se rompre dans la mort, les hurlements et les blessures cette fois saignantes irrémédiablement.
Chacun des protagonistes a un passé plus ou moins lourd qu’on découvre peu à peu. Les chocs de la vie ne leur ont pas été épargnés. Ce sont les bavardages avec les autres qui leur servent de mur de protection. Chacun cherche, à tour de rôle, à amuser les autres, les intéresser et se cacher ainsi derrière les mots partagés mais aussi à s’offrir la possibilité de se raconter à eux même une autre histoire, à bouche fermée celle-là, avec des mots non socialisables qui constituent pourtant le socle de leur vie mentale. Ils se racontent ce qu’ils ne peuvent dire. Ils ont une réelle difficulté à mettre en mots leurs sentiments, sûrement liée à une insécurité intérieure. Ce serait trop risqué. Alors, ils arrangent leur mémoire pour la rendre supportable.
Au fil des pages, le lecteur découvre, dans des replis cachés, leurs failles, leurs rêves, leurs blessures, leurs chagrins et leurs larmes qui viennent de très loin, leur richesse, leur exigence de respect, leur refus de "l’offense", leurs revendications, leur force vitale jaillissante. Chacun des personnages ont des talents inexploités. Ils connaîtront la nuit glacée où la peur se glisse, les jours parfois chauds, parfois lumineux, la douleur de l’amour dans des chassé-croisés compliqués et le plaisir des sens, l’ennui et l’exaltation, l’angoisse et l’indignation, la confrontation avec la réalité quotidienne, le monde de la débrouille, parfois la transgression, un rapport à la loi compliqué, une difficulté à choisir entre le vouloir et l’agir, la peur du rejet, de la trahison, "le refus obstiné d’être un objet d’amour", la joie et la tristesse, le courage et la faiblesse, la raison et la déraison, des moments de tumulte, d’agitation et des moments de paix aussi. Les milliers de petits faits épars qui font une vie dans l’enfilade des jours.
Le perturbateur c’est Dahoud, le désespéré, qui ne peut apaiser sa révolte que dans l’alcool, la drogue et la violence. Il doit se prouver sans cesse qu’il existe, qu’il est un homme et non une épave, qu’il est un caïd aux yeux de sa bande. Chez lui, la férocité animale prend le dessus quand les mots s’effacent. Il est fracassé sans espoir de guérison. Et l’épopée de ces gens ordinaires va sombrer dans la tragédie ordinaire.
Mais après le choc, l’hébétude, la peur, la fatigue, la vie va reprendre d’abord ailleurs dans une virée initiatique, puis autrement.
L’habileté de Frédérique Martin est de ne pas intervenir dans le récit. L’auteur laisse totalement la place à ses personnages qui s’expriment dans un langage cru, direct, moderne, sans concession mais recrée par elle qui invente une musique, un rythme singulier, tantôt haletant quand les évènements se précipitent, tantôt étiré dans les monologues intérieurs. Une écriture en fait, un style.
Frédérique Martin construit une partition orchestrale. Au fil des pages, elle déploie toute une gamme de registres de langue, de l’humour à la dérision, de la cocasserie à l’ironie féroce, du trivial au poétique, du tragique à l’épique, en passant par le fantastique. Son texte est scandé par des poèmes en italiques, des images, des métaphores filées.
La langue est politique, elle se nourrit, elle se féconde, se poétise par de nouveaux apports. Frédérique Martin l’a parfaitement compris et elle en joue.
Ils sont combien de jeunes comme eux aujourd’hui, cherchant leur voie dans les méandres de l’existence, refusant la fatalité d’un destin fixé et se cognant à la dure réalité ? Ceux qui n’ont plus leur âge, que ce soient les parents, les enseignants, "les installés", les politiques, les puissants, tous ceux qui refusent de leur céder la place à laquelle ils aspirent légitimement, devraient rougir lorsqu’ils se regardent dans la glace. Les grandes idéologies, les idéaux, les valeurs se sont dissoutes dans une société où règnent l’argent-roi, la consommation obligée, l’immédiateté du plaisir et la vanité du pouvoir.
Le roman de Frédérique Martin pose ces questions avec acuité. Son roman est une épopée des antihéros et un acte de dénonciation des chaos de notre société.
J’ai enseigné durant quarante ans. J’ai vu la situation de ces jeunes se dégrader au fil des années. Quand la culture n’est plus la priorité d’une société, celle-ci court à sa perte. Laisser la jeunesse à l’abandon est une attitude suicidaire. Frédérique Martin, dans son roman, nous oblige à déciller notre regard.
Devons-nous accepter un tel gâchis sans réagir? Il va falloir que la génération montante fasse preuve d’une sacrée imagination pour inverser le cours du monde tel qu’il va. Dans cette galerie de "figures" emblématiques, certains seront capables de se réparer peu ou prou. Arriveront-ils à combler le gouffre des générations ? Arriveront-ils à se frayer un chemin vers leur désir ?
À eux d’inventer puisque nous avons été impuissants à inverser le cours des choses. Frédérique Martin conclut son roman, Sauf quand on les aime, sur une note en demi-teinte. Le lecteur ferme le livre avec le sentiment qu’une mince lueur d’espoir existe, que les jeunes ont des ressources pour trouver une voie à la hauteur du vivre. Pour une vie possible et supportable, il suffit peut-être juste d’un peu d’entre-aide et de solidarité, non pour accéder à un bonheur de pacotille mais à une existence respirable et c’est déjà beaucoup.
Pierrette Epsztein
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