Sapho ou l’amour de la question (par Véronique Saint Aubin El Fakir)
Il s’agira ici de Sapho de Marrakech, comme elle se plaît à se définir. Car on connaît Sapho la chanteuse, mais sans doute un peu moins la poétesse qui est pourtant la marraine d’honneur depuis de nombreuses années du festival Voix vives à Sète :
« Sapho allait à la façon des Grecs antiques Jeune un chant sort de ses cheveux ondulés Elle va elle est une force qui va » (1).
A l’image de ses chants qui mêlent toutes les langues et transgressent toutes les frontières, ces textes poétiques se déploient comme des arabesques mêlant morceaux de vie, méditations métaphysiques, voyages, livres lus, visages croisés. Des fragments de vie qui s’entrecroisent où l’on entend encore le frémissement des voix perdues du souvenir dans la fraîcheur d’un patio.
Dans son livre intitulé Beaucoup autour de rien (2), elle se livre à une sorte de méditation poétique et philosophique qui interroge la racine même de l’être. Pourquoi existe-t’il quelque chose et non pas rien ? Non sans une pointe d’ironie et de dérision parfois comme nous l’indique le titre, ces variations autour du Rien tentent de circonscrire sans pathos ce vide ou cet innommable autour duquel nous tournons comme des derviches. Ce texte est un peu à l’image de ces lourdes portes sculptées de Marrakech, qui, une fois franchies, livrent la fraîcheur d’un jardin secret, où faire halte quelques heures, pour un instant de grâce, à l’image de ces voix « marocaines savoureuses, qui goûtent les riens de la vie et pour l’heure ne s’inquiètent pas de ce néant » (3).
Si Sapho a l’amour de la question, elle sait aussi qu’une réponse définitive ne peut venir clore le débat. La parole est pour elle à l’image d’Atlas portant sur ses épaules tout le poids de la terre : « La parole, cet Atlas fourmillant. Mais entre les mots, des trous, des questions, des histoires, des visages, des phrases de sable qu’on n’a pas écrites, des creux, du vertige, des chutes, des effilochures, du perdu, un sauvé, ton regard quand il entend ce que je jette dans le silence et dans l’abandon » (4). L’écrit supporte le poids de la douleur et de la perte comme si le monde n’existait que pour être dit ou chanté : « C’est le chant qui nous sauve du désarroi, de méandres, des labyrinthes sans issue, c’est le chant qui vole au-dessus des montagnes, qui perce une autre dimension, c’est le chant qui mesure l’incommensurable, qui parcourt l’insaisissable, qui frôle la clarté, c’est lui qui illumine l’opacité des mots, qui lave les cristaux de phrases sans vie (…) » (5). « Tarab » est ainsi la musique des mots où s’oublie parfois le corps de la souffrance.
En ce Babel des langues qu’elle affectionne, Sapho chemine sans répit. Elle sait que de cette absence de réponse naît notre liberté. Il faut que le savoir reste troué pour que nous puissions continuer à créer, imaginer, désirer : « Mais autour de Rien, du sens se joue qui se passe de ce savoir entier, ou bien, se dissoudrait-il dans la pleine lumière ? Tout savoir n’est-il pas la mort du désir ? » (6). De sorte que « l’essentiel n’est jamais dit ». C’est sur ces rivages de l’indicible que le poète jette ses filets : « (…) il l’appelle et trouve ce qu’il ne cherche pas (…) Il accepte de “s’abandonner”, glacé de frémir de l’effroi du gouffre. Rien ne répond à sa question et il la pose » (7).
Cette question insoluble n’est rien de moins que cette beauté du monde et son corollaire, l’énigme de la disparition. Le poème est ce « legs de murmures et de rien, qui emprunte la voix du poème et le poème jaillit et le surprend pour le bing-bang des mots (…) » (8). Sur la page se rejoue en quelque sorte à chaque fois la genèse, du rien surgit quelque chose, une lueur, un éclat incertain et fugitif où s’arrimer. Car être poète c’est aussi cela : « n’être pas fou tout en allant ailleurs. Chimie obscure, floraison de liquides aux couleurs » (9).
La vérité, si elle existait ne serait peut-être qu’une foudroyante et pétrifiante tête de Méduse : « Si la vue entière nous était rendue, n’y aurait-il pas de quoi mourir ? Chercher avec l’idée que tout serait matière, molécules et raison, je n’envierais pas le destin de tout savoir » (10). Car c’est en fait de la confrontation avec le vide et la fêlure que l’on peut rester en vie. Si la réponse nous est toujours dérobée et que seule cette certitude nous permet d’avancer, la tâche de l’homme et sa responsabilité est sans doute de dire et d’offrir son regard au monde : « (…) il n’y a pas d’être sans mouvement et ce mouvement crée des flux de malheurs et de douceurs. (…) Pourtant, la seule dignité qu’il nous resterait serait de soutenir que nous sommes les gardiens d’un dire sur l’humanité. Et cela n’est pas RIEN » (11). La parole est donc cet asile où accrocher notre désir pour célébrer la vie, ce mystère quotidien de l’être : « Trouver en tout un au-delà ». Nulle théologie ici mais un désir d’avancer sans cesse, de cheminer comme pour tromper la mort, cet événement indicible qui préside à l’origine du texte : « Ce livre est parti parce que j’ai vu l’âme quitter un corps aimé comme un père/pair » (12). Il s’agira alors, en ces fragments de vie recueillis dans ce livre, de capter le plus infime pour goûter à la saveur secrète du temps qui nous oublie : « (…) tout ce qui se présente, précieux, détaillé, détaché, cadré, mémorisé, sur le bout des langues, stocké sans raison, passionnément, chaque jour du vivant scellé dans la tête par un comptable réjoui, méticuleux, gardien d’un trésor incommensurable » (13).
Des silhouettes oubliées traversent parfois la page pour ressusciter ce temps de l’enfance aux saveurs jamais égalées. A son père qui souhaitait qu’elle étudie chaque jour, fidèle aux préceptes de la Torah, elle répond par ce labeur incessant de l’écrit qui collecte et répertorie ces jours, cet incessant déchiffrement du monde : « Au bout de mon bâton d’écrivain, surprise après surprise. Rien que je décide et je dois avancer. Je cherche ce qu’on ne trouve pas. Je trouve ce que je ne cherche pas. Le chemin se déflore à pas précis. La lumière du verbe ouvre les sentes les arbrisseaux, la couleur, un collier de perles-insectes, moire d’étranges fourmis » (14).
Dans un autre de ses écrits (15), Blanc, Sapho semble déployer un rêve de blancheur en une sorte de toile de fond originaire d’où surgiraient toutes les couleurs du monde « car pour voir le blanc il faut le troubler ». Ici Sapho peintre, compose une sorte de tableaux de mots. Le blanc est ici aussi le silence de la page, ce désert « peuplé de possibles » sous les « remparts de Marrakech rouge ». Insoumise Sapho qui se déclare « très différente de ce qu’on m’engage à être » et cultive sans cesse l’écart, la surprise, le détour.
Le blanc, c’est aussi ce vide, ce Rien déjà interrogé, l’origine du monde, ce magma qui devient la pâte et la matière des mots sur la palette du poète, et l’on sait que la poétesse, qui est de tous les talents, peint aussi. Mais en réalité ce « blanc » rêvé n’existe jamais tout à fait, il est toujours un peu entamé, altéré par la vie. La bancheur absolue est en fait ce temps inconnu d’avant la naissance et de la mort, elle ne se rencontre que dans l’absence et l’effacement de soi :
« Un homme pas encore né Rencontre un blanc le Moment avant le trait
Il dessine son existence Il inscrit son arrivée
Et sa mort en même temps Inscrit sa naissance
Déjà presque mort D’avoir sur blanc tracé Tracé mort Improlongeable
Et vif pour ceux qui viendront » (16).
Le paradoxe est qu’en fait pour écrire le blanc, il faut le noir de l’encre, cette impureté du mélange propre à l’existence où rien ne peut exister à l’état pur. Si le temps ne connaît pas cette couleur qui en réalité n’existe pas, le bruit ou la musique ne l’ignore pas. La blancheur absolue serait en définitive « un au-delà, un méta-état » qui ne peut se nommer autrement qu’à travers cette disparition de toute couleur, comme la blancheur du linceul. Point de départ et d’arrivée de l’écriture, de la vie, ce blanc des hôpitaux ou des maternités :
« (…) blanc qui se rit du dire et de l’écrit qui monte de son ventre immaculé la vanité des vanités que ce qui se dira ne pourra rivaliser avec cette promesse incommensurable le
blanc des pages
Pourquoi dit-on faire chou blanc
on pourrait qualifier ainsi toute tentative de poème
action de faire chou blanc à tous coups
action de prétendre que mot à mot le poème sera plus fort
que cet absolu ce saule de possibles » (17).
On ne saurait mieux dire sur cette étrange prétention d’écrire, ce peu « autour de rien », ce cri chanté ou parlé qui nous emporte mais rate toujours son propos pour que l’énigme suscite encore et encore sa part d’émois et de paroles : « Il est vrai que toute parole, même de rage, est une flammèche d’amour, une langue de feu, une pierre qui brûle, une promesse de vie, une remise au monde, selon la générosité de ce joueur qui mise avec des jetons qu’il n’a plus mais n’en a cure et mise et mise encore. Le monde est perdu d’avance mais il tente la vie » (18).
Dans un autre de ses recueils, intitulé Le Livre des 14 semaines, une étrange arithmétique semble se dérouler. A chaque jour correspond un poème et une équation : « 1+0=1 et 2+1=3 : poursuivre ». Ici se déploie en quelque sorte une mathématique de la vie parfois cruelle et sûrement implacable mais animée d’instants d’éclaircies, comme une trouée de lumière à l’image par exemple de ce café du temps perdu d’une jeunesse flamboyante :
« Maintenant je ne sais plus M’asseoir à une table taper l’incruste
Et croire que tous les poèmes sont là
C’est mon regard qui s’est enfui (…) Je suis écho de la beauté mais
Je tiens un mouchoir serré
Que j’ai volé au passé
Et j’essaie de tisser
Des fils de soie
Pour l’habit d’un papillon de nuit
Réplique sombre de cet autre, glorieux de couleurs
Je n’ai pas oublié
La joie les éclats la nonchalance exubérante L’insolence » (19).
De ses racines et son héritage, elle retient ce questionnement sans fin, une certaine façon de vouloir déchiffrer inlassablement ce texte du monde, ce livre ouvert journées après journées. C’est pourquoi, Sapho collecte inlassablement ces petits instants furtifs où l’existence se dévoile dans toute son intensité en une écriture fluide et quotidienne, elle écrit et donne voix à ce qu’elle voit, comme l’indique le texte d’une de ses chansons. Toutefois, on peut vouer ainsi sa vie aux mots, il y a toujours un reste à dire quand dire c’est aussi dédire en même temps, quand la vérité nous échappe et reste toujours à poursuivre :
« Ce jour premier de quatrième semaine Je donne raison au secret
Je me dédis et je dis
Je veux cacher la pensée
Pour le désir » (20).
On a beau dire, on a beau écrire, « insaisissable » reste la vie. Il reste alors cette célébration du mystère qui anime chaque page. Cet éloge du non-savoir et du secret devient alors si essentiel, si salvateur, à l’ère de la folie technicienne et de ses ravages :
« Et tu as le goût du vide
Tu ne trouves pas le silence
Tu entends ce qui le trouble : une guerre d’électrons Soufflerie de modems
énormes préoccupations
Quel bruit
Pour ce qu’il reste de la terre
Ce que nous leur laissons
Que dirais-tu Georges ?
Or, well ? » (21).
Mais toujours ressurgit l’ironie mordante et élégante de qui ne veut pas se prendre au sérieux car la parole vaniteuse devient vite une parole vaine et creuse :
« 7 beauté qui parle Et retient l’essentiel Le taisant
– Qu’il soit désiré Suspendu
Et que
Se poursuive une rumeur interminable: L’orchestre s’accorde
Infiniment » (22).
Tout au long du recueil, l’insertion des chiffres vient ainsi énigmatiser le texte, opacifier le sens et comme un fil ténu peut-être poursuivre ce lien avec un père épris de mathématiques :
« Il y a un jeu auquel se livrent
Les kabbalistes
Ils prennent un sac, y jettent des lettres Les secouent et les font sortir
Ils comptent jusqu’à la transe
Je voudrais prendre les mots
Les gestes les sons choisis
Les couleurs décidées dessinées
Les jeter dans un sac
Remuer
Les tirer
Les relire
Rafraîchir la vue du monde » (23).
Il faut donc compter les lettres, les chiffrer et se jouer des mots, les délivrer de la lourdeur signifiante pour qu’éclate le son, la musique… Rendre à l’écrit cette légèreté originaire comme le premier matin d’un monde où rien ne se sait encore mais tout reste à inventer, à découvrir. Cet univers au goût de l’enfance ressurgit fugitivement à travers une sorte de fidélité essentielle à la mémoire qui forme le premier ancrage à travers le corps de la langue :
« Elle est fille de philosophe
Elle est nièce d’un grand rabbin
Ils sont occupés à chiffrer la parole » (24).
Ainsi va la quête incessante de l’insaisissable secret de l’existence où le chant s’écrit comme de la poésie et le poème devient musique et frémissement de l’instant où s’élève une voix « antique », puissante et singulière mais d’une singularité animée par le souffle de l’altérité quand à l’amour de la question répond la traversée de l’Autre, cet étranger en soi portant le souffle désirant :
« Et puis,
L’insaisissable Précis
Nous le tenons, nous y allons
Nous l’enchâssons dans le cours des mots manquants Aussitôt dit, aussitôt perdu le chant
S’évanouit quand il chante
C’est là dans l’insaisissable précis
Que vibrera le poème
Juste ce qu’il faut d’
Impossible entre les mots
La formule vient
Libère ici
S’enfuit déjà » (25).
Véronique Saint Aubin El Fakir
(1) Sapho, Blanc, éd. Bruno Doucet, 2014, p.55
(2) Sapho, Beaucoup autour de rien, Calmann-Lévy, 1999
(3) Ibid., p.138
(4) Ibid., p.20
(5) Ibid., p.41
(6) Ibid., p.82
(7) Ibid., p.148
(8) Ibid., p.16
(9) Ibid., p.17
(10) Ibid., p.57
(11) Ibid., p.136
(12) Ibid., p.139
(13) Ibid., p.101
(14) Ibid., p.16
(15) Sapho, Blanc, éd. Bruno Doucey, 2014
(16) Blanc, op. cit., p.39
(17) Ibid., p.51
(18) Ibid., p.179
(19) Le Livre des 14 semaines, éd. De la Différence, 2004, p.21
(20) Ibid., p.43
(21) Ibid., p.89
(22) Ibid. p.117
(23) Ibid., p.123
(24) Blanc, op.cit., p.28
(25) Le Livre des 14 semaines, op.cit., p.9
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