Sans adresse, Pierre Vinclair (par Didier Ayres)
Sans adresse, Pierre Vinclair, éd. Lurlure, janvier 2019, 136 pages, 16 €
Réel
J’ai abordé le livre de Pierre Vinclair comme un recueil de textes dont j’ai aimé la forme claire de sonnet, lequel imprime sa scansion, sa cadence, et produit des poèmes parfois versifiés, mais pour la plupart en vers libres. Ainsi, hormis le prétexte contingent d’une installation de l’auteur et de sa femme à Singapour puis à Shanghai, le travail d’écriture reste égal, tourné vers le récit tout autant que vers la langue. C’est la réalité qui fait le fond du poème, avec sa nature à la fois matérielle – le découpage en quatorze vers – et désincarnée, narrative ou arrêtée, mouvante comme le suppose la lutte pour le poète à décrire des déambulations, comparables à celles de Debord, Joyce ou Homère.
C’est donc la vie en creux que l’on aperçoit au travail dans le texte, comme si elle venait affleurer à l’instar d’une écume au milieu de la page, dans le rectangle blanc du poète qui s’achève dans la page imprimée pour le lecteur – lequel s’identifie, comme au cinéma, à cette aventure spatiale, en rupture avec l’ordre ordinaire de nos vies, et qui laisse supposer aussi une rupture dans la continuité de la vie du poète, qui évoque en peu de traits sa fonction de professeur, de lettres ?, de philosophie ? Oui, cela fait coupure, rompt le cercle habituel de la littérature, même par éclats, par petits fragments qui sont autant de petites scènes de l’existence qui prennent dès lors une dimension littéraire.
Fin juin nous trouvera au milieu des cartons ;
moi, torse nu, pestant, corrigeant les copies,
dans mon café contre ce bac à deux roupies !
Au début de juillet nous déménagerons,
Laure, pour Singapour. D’abord, nous chercherons
où poser, fatiguées de tourner, nos toupies.
Mi-juillet, pour m’aider à garder les chipies,
les parents de Clémence – hourra ! –, débarqueront.
Juillet ravalera ses juillettistes. Tout
de go, les aoûtiens, sur les routes brûlées,
comme des cormorans, les pattes engluées,
s’envoleront enfin, émergeant du mazout.
Et sur notre pastille au cœur des eaux salées,
nous vous accueillerons, heureux, dès le dix août.
Cette poésie est une espèce de masque, une forme qui dévoile, qui décrit en creux l’être, la vie de l’être, son dasein pourrait-on ajouter. Et quoi qu’il en soit les sonnets sont en quelque sorte prosaïques, ils relatent une vie en littérature et ne s’interdisent pas la relation à la peinture, et peut-être au cinéma comme je l’écrivais tout à l’heure. Ces poèmes peuvent être une façon de bousculer la vie du lecteur, de le faire entrer et partager une histoire, des lieux, quelques images et tout cela rendu sensiblement par une langue sans afféteries. On ne cesse de s’interroger, de questionner en quoi la réalité du poème recoupe, par l’écriture, une certaine réalité, une sorte de réel qui deviendrait mystérieux, lointain et proche tout ensemble. Or cette réalité est articulée de l’intérieur par un style très propre à Pierre Vinclair qui nous rend les choses proches, désigne le réel en témoignant de la nature exacte de cette expérience, de la factualité de notre existence.
Je marche plus d’une heure en quête du tennis
de Ho Man Tin, je monte et je descends des marches
au bord d’une autoroute, au milieu des travaux,
sous le drap froid d’une ombre entre les tours lépreuses. […]
Ainsi, c’est le contour du réel qui fait écriture, un peu à la manière du plasticien Alain Bublex dont l’univers pictural n’hésite pas à flirter avec la banalité, et qui cherche dans ses compositions les réalités, ou justement ce que la réalité a de poétique, disons, par des images qui narrent sans autre registre que ceux d’éléments simples – comme il en existe dans la chimie – pour décrire des lieux devenus œuvres d’art par là même.
Didier Ayres
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