Sang chaud, Kim Un-su (par Fawaz Hussain)
Sang chaud, Kim Un-su, mars 2021, trad. coréen, Kyungran Choi, Lise Charrin, 528 pages, 8,60 €
Edition: Points
Sang chaud débute tout comme un roman balzacien et classique : Kim Un-su ancre d’emblée l’action dans le temps et l’espace. On est dans la dernière décennie du XXe siècle à Busan, deuxième ville de Corée du Sud par l’importance et port principal du pays sur la mer du Japon. L’auteur fait ensuite un gros plan sur le quartier de Guam et plus précisément sur Mallinjang, un établissement hôtelier au centre de toutes les convoitises et de tous les dangers. Vu l’importance de ce « Manoir aux dix mille lieux » pour l’intrigue, il fait un bond dans le passé et retrouve alors l’Histoire du pays. En 1913, séduits par le charme de la côte et de la luxuriante forêt de pins surplombant la plage, les yakuzas japonais y fondaient la Société des loisirs à Guam. Pour éviter des ennuis, ils avaient placé un Coréen à la tête de Mallinjang, un dénommé Sohn Heungsik, un homme de paille ayant toute leur confiance. Mais, comme l’occasion fait souvent le larron, l’autochtone, intelligent et alerte, saisit la chance qui ne sourit qu’aux audacieux et encore. Après la débandade du Japon en 1945 et le départ des propriétaires yakuzas, il « avale » tout en douceur l’établissement. Il se l’approprie dans une Corée corrompue jusqu’à la moelle et minée par la dictature des généraux et des milieux mafieux.
Toujours comme dans un roman balzacien, une fois le décor planté, l’auteur passe ensuite à la présentation des personnages. Père Sohn, l’actuel propriétaire de Mallinjang, n’a rien de commun avec le Père Goriot, ancien vermicellier, résident de la pension de Mme Vauquer et surtout incarnation de l’amour paternel. Le Père coréen se révèle un homme avisé, calculateur, extrêmement prudent, et ce n’est pas à un vieux singe qu’on apprend à faire des grimaces. Il se souviendra sa vie durant du sort funeste de ses ascendants : peu prudents dans un monde de brutes, son grand-père Sohn Heungsik et son père Sohn Jeongmin se font très tôt éliminer par des hommes plus influents qu’eux. Farouche adepte de la philosophie qui dit que le bon sens n’est pas la chose du monde la mieux partagée, il médite son discours de la méthode du banditisme. Le troisième de la lignée des propriétaires est un maître incontesté de la survie, sa longévité en témoigne. « Père Sohn comprit très tôt qu’un voyou, fût-il célèbre et influent, n’était rien devant le pouvoir politique. Que celui qui s’agitait avec arrogance finissait immanquablement par se faire taper dessus comme un clou qui dépasse ». Il développe sa théorie du « noble voyou silencieux » et n’a de cesse de marteler que « la bonne attitude pour un truand, c’est l’écrase, la souris morte ».
Après Père Sohn, Huisu entre en scène, où il reste jusqu’au dénouement final dans un opus de 467 pages et de grand format. Gérant de l’établissement Mallinjang, il est l’homme des situations difficiles, son casier judiciaire est celui d’un truand qui va jusqu’au bout des missions qu’on lui confie. À quarante ans, menant une vie « flottante et sans attaches », il habite toujours une petite chambre à l’hôtel où il travaille et se pose surtout des questions sur son avenir brumeux. Solitaire et discret, il est marqué à tout jamais par son enfance passée à Mojawon. Quand il était encore petit, orphelin de père, il s’est trouvé un soir tout seul au monde. Sa mère venait de s’envoler avec son amant sans se soucier le moins du monde de ce que son rejeton allait manger. N’ayant ni femme ni enfants, il a beaucoup de tendresse pour Amy, un gamin incontrôlable qui à son exclusion définitive du collège vient lui demander de le prendre pour fils adoptif.
Débarquant dans le milieu brutal de la mafia coréenne à l’âge de dix-huit ans, Huisu manie avec adresse les couteaux à sashimi. Il envoie des hommes aux broyeurs qui transforment les corps encore chauds et leur sang fumant en nourriture pour les turbots des parcs d’élevage. Ceci dit, et malgré les sales besognes qu’il exécute pour le compte de Père Sohn, il possède un cœur d’or ; il a le sens de l’honneur. Comme tous les bandits de son rang, il boit, joue et croule sous les dettes et le poids de leurs intérêts. Dans le passé, il a essayé de fuir Guam en trimant comme un forçat sur des bateaux. Il dépensait son argent et « s’endormait en malaxant les gros seins de vieilles morues », mais il avait le quartier de Guam dans la peau et surtout un nom de femme qui ne quittait pas sa tête.
Ce thriller est également une formidable histoire d’amour, peut-être la plus grande et la plus tragique de l’histoire de la Corée du Sud et du Nord. Huisu et Insuk avaient grandi à Mojawon, un centre d’accueil à Guam. A l’origine, cet établissement créé par des missionnaires devait abriter les veuves de la guerre, mais on n’y trouvait que de vieilles prostituées et des marmots abandonnés. Quand Huisu voit Insuk pour la première fois, c’est le coup de foudre. « Il n’avait jamais vu une fille aussi jolie, à part à la télévision, et il n’en revenait pas qu’une beauté pareille puisse s’atteler à une tâche aussi ingrate que nettoyer les toilettes les plus sales du Sud de la rivière Nakdong ».
Personnification de l’abnégation, Insuk est un hommage rendu à la femme-courage. Ne reculant devant rien, elle s’occupe seule de ses sept frères et sœurs pour qu’ils ne subissent pas les mêmes humiliations qu’elle. N’ayant pas le choix dans une ville où la pègre se trouve derrière la majorité de ses établissements, elle se prostitue, dès l’âge de dix-sept ans. Huisu n’est pas près d’oublier le jour où sa Juliette s’est installée pour la première fois derrière la vitrine baignée de lumière rose. Caché derrière un poteau, il a vu comment elle est montée au premier étage accompagnée d’une quinzaine de personnes. Depuis cette nuit qu’il a passée à pleurer, il est l’homme le plus malheureux du pays du Matin Calme et de tout l’Extrême-Orient.
Dans ce roman, les monologues brillent par leur finesse. Comment alors résister à la tendresse qui se dégage du passage où Huisu et Insuk se retrouvent, à l’âge de quarante ans, pour la première fois dans une scène intime !
« – Je bande, déclare Huisu, la tête toujours contre la cuisse d’Insuk.
– Et alors ?
– Alors on va le faire, juste une fois.
– Non.
– Pourquoi ? Tout le monde a couché avec toi, sauf moi.
– Tu trouves ça injuste ?
– Totalement.
– Alors pourquoi n’être pas venu quand je travaillais à Wanwol ? Manga est venu, Cheolki aussi. Tous tes copains sont venus.
Huisu relève le torse et la fusille du regard.
– Et tu me sors ça comme ça ?
Insuk, un peu surprise, le fixe sans rien dire.
– Ça m’énerve, putain ! dit Huisu, retournant coller sa tête contre les cuisses d’Insuk ».
In fine, Insuk est la mère dont Huisu a toujours rêvé et Père Sohn n’est pas si différent de son homologue français, mais pour vivre tout cela, il faut se plonger dans ce roman époustouflant. A la fois furieux et tendre, angoissant et drôle, amer et doux, Sang chaud regorge également de comparaisons et de métaphores qui arrachent des waouh à la chaîne. Extrayons ces quelques perles :
« Obligation Hong est un monstre, capable de tirer du jus d’un calamar séché ».
« Les billets ne poussent pas tout seuls dans les poches, que je sache ? »
« J’ai l’air d’un bénévole de l’Unicef ? »
« Un voyou doit sentir le voyou. S’il sent la bouffe, c’est fichu ».
« La vie génère la puanteur, et même les riches princesses arabes doivent puer, si on y fourre son nez ».
Fawaz Hussain
Kim Un-su, né à Busan en 1972, est aujourd’hui le chef de file du nouveau polar coréen qui arrive en France après avoir conquis les États-Unis et l’Angleterre. Sang chaud sera également adapté sur grand écran. Ses producteurs, directeurs de The Ink Factory, ne sont autres que les fils de John le Carré.
- Vu : 1925