Samedi soir, dimanche matin, Alan Sillitoe (par Yann Suty)
Samedi soir, dimanche matin (Saturday Night and Sunday Morning, 1959), Alan Sillitoe, Editions L’échappée octobre 2019, trad. anglais Henri Delgove, 288 pages, 20 €
Partout, dans tous les pays, le samedi soir a quelque chose de sacré. Même dans le Nottingham de l’après-seconde guerre, c’est une sorte de fièvre qui s’empare de la ville et de certains de ses habitants. Après une semaine passée à trimer à l’usine, il faut en profiter. Alors, on prend la direction des pubs et on enchaîne les verres jusqu’à plus soif. A l’occasion, on fait aussi quelques rencontres, parfois très charmantes. L’alcool est un bon stimulant pour enrichir sa vie en péripéties.
« Car c’était un samedi, soir, le meilleur moment de la semaine, celui où l’on s’amuse pour de bon, l’un des cinquante-deux jours de gloire de la grande roue de l’année qui tourne si lentement, le prologue échevelé d’un morne dimanche. Le samedi soir, les frénésies contenues toute une semaine se déchaînent sans contrainte, vous purgez à grands renforts de libations confraternelles votre individu de l’emprise de toute une semaine de boulot monotone à l’usine. Vous appliquez “le bonheur dans l’alcool”, vous pelotez la taille des femmes et sentez la bière se répandre délicieusement dans la masse élastique de vos entrailles ».
Arthur Seaton a vingt et un ans et déboule dans le roman d’une manière spectaculaire, en chutant dans l’escalier d’un pub. Il faut dire qu’il en tient une sévère. Il a voulu faire un concours avec un marin, à savoir qui tiendra le mieux l’alcool. Sept gins et onze pintes plus tard, il a certes gagné, mais a-t-il vraiment gagné quand on voit l’état dans lequel il se retrouve ? Le voilà qui parvient à se redresser et à reprendre ses esprits. Il veut continuer à boire parce que c’est samedi soir, mais il vomit sur un couple. Ce qui ne l’empêchera de rejoindre un peu plus tard le lit de Brenda.
Brenda est mariée avec Jack, l’un des collègues d’usine d’Arthur. Ils ont deux enfants. Pour ceux-ci, Arthur est un « oncle » qu’ils retrouvent certains matins dans le lit de leur mère quand leur père est, lui, à l’usine. On est à une époque, celle de l’après-guerre, au cours de laquelle les couples ne divorcent pas. Quand on est marié, c’est pour la vie. Arthur préfère les femmes mariées. Il n’a pas à s’engager, à devenir un « adulte ». Il continue à vivre tranquillement chez ses parents. Tout va bien tant que le cocu n’y voit que du feu. Du moins, c’est ce que croit Arthur. Il est tout de même parfois embarrassé (« C’est drôle comme on se sent coupable de prendre la femme d’un faible. Mais avec celle des forts, vous avez trop à craindre »), et pourtant il ne peut s’empêcher de continuer à fréquenter l’homme. Quand il est avec lui, il n’aime rien tant que de parler de sa femme (« Il trouvait singulier que lorsqu’on est avec un homme de qui on baise la femme, on n’arrive pas à s’empêcher de parler d’elle »). C’est aussi une façon de jouer avec le feu, comme s’il avait envie de se faire prendre…
La semaine, Arthur travaille à l’usine. « La guerre avait tout de même du bon quand on pensait au nombre de gens qu’elle avait rendus heureux en Angleterre ». Et pour être heureux en Angleterre à cette époque, il suffit d’avoir de quoi se payer cigarettes et pintes, des vacances en supplément à la balade annuelle à Blackpool offerte par l’usine. Posséder une télévision s’avère un petit quelque chose en plus mais, quand on est jeune, mieux vaut aller draguer les filles dans les pubs. La vie est belle, finalement, pour Arthur, même s’il se doute que ce petit bonheur ne va pas durer indéfiniment. « Brenda était une femme agréable à connaître, et il ne s’arrêterait pas tant qu’il n’y aurait pas de grabuge, ce qui, il n’en doutait pas, ne pouvait pas manquer d’arriver un jour ou l’autre ». D’autant plus que, comme le remarque son frère Fred, « Arthur ne se comportait pas toujours d’une façon très correcte. Il se conduisait même souvent, il fallait l’avouer, en beau salopard ». Et, comme Arthur commence à le remarquer, « la chance tournait constamment ». Et un jour, elle tourne effectivement. Car, quoi qu’il arrive, après le samedi soir survient fatalement le dimanche matin. Où il conviendra de régler la note ou d’assumer ce qu’on a fait, pas toujours dans un état de grande lucidité.
Alan Sillitoe appartient aux « Angry Young Men », un courant littéraire britannique de l’après-guerre qui a réuni des figures comme Kingsley Amis, John Brain, Keith Waterhouse ou Philip Larkin. Tout récemment, les éditions du Typhon ont réédité Billy le menteur, de Keith Waterhouse, ou Et frappe le père à mort, de John Wain. On y retrouve les mêmes thématiques, avec ses héros anti-héros, des « rebelles sans cause », cette nouvelle génération dont les pères ont combattu pendant la guerre et qui apprennent à devenir des hommes au cours des Trente Glorieuses.
Le livre est une étude de la classe ouvrière anglaise, mais sans misérabilisme, sans dénonciation engagée contre certaines dérives du capitalisme. Peut-être que cela est dû à une certaine insouciance du personnage, pour qui le travail à l’usine est un moyen de se payer les coups à boire et, pendant cinq jours, un moyen de récupérer de ses excès du week-end. Mais on peut tout de même entendre les prémices d’une révolte ou d’un malaise qui s’instaure ici et là. Arthur se rend compte peu à peu de certaines choses, mais il n’est pour le moment pas trop gêné. Quelque part, toute ambition a été anéantie et il se conforme à ce qu’on a décidé pour lui, du type de vie qu’il devra mener, en effectuant de temps à autre des stages à l’armée en tant que réserviste.
C’est un livre très frais, centré autour du personnage d’Arthur qui vit avant tout l’instant présent et pour qui, finalement, rien n’est un drame, même les situations que d’aucuns pourraient considérer comme dramatiques. Il prend tout avec une certaine légèreté. Il a tout du bon copain. Proche cousin du Billy de Billy le menteur, il se montre tempétueux, exalté, n’hésitant pas à jouer des poings, à braver toute forme d’autorité et à déjouer les conventions avec une bonne dose d’humour. Le tout est conduit au même rythme enlevé que celui d’Arthur pour écluser des pintes. Pour le lecteur, même le dimanche matin a des allures de samedi soir.
Yann Suty
Alan Sillitoe (1928-2010), de la classe ouvrière anglaise, est l’un des chefs de file du courant littéraire des Angry Young Men (Jeunes hommes en colère). Il est également l’auteur de La Solitude du coureur de fonds.
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