Salomé, Cédric Demangeot / Woyzeck, Georg Büchner (par Didier Ayres)
Crimes
à propos de deux livres aux éditions du Geste
Salomé, Cédric Demangeot, février 2019, ill. Ena Lindenbaur, 128 pages, 15 €
Woyzeck, Georg Büchner, février 2019, trad. Jérôme Thélot, 120 pages, 15 €
La jeune maison des éditions du Geste publie en ce début d’année deux textes qui se recoupent à certains égards. D’une part, la pièce de Cédric Demangeot et aussi le texte très célèbre du Woyzeck de Büchner que l’on ne présente plus, ici dans une nouvelle traduction aventureuse. Là un crime mythique, celui de Salomé, et ici un meurtre qui a laissé une trace profonde dans la littérature théâtrale, le meurtre que perpètre Woyzeck.
Je n’ai rien à ajouter à tout ce qui a été écrit sur la pièce de Büchner, connaissant l’escorte intellectuelle qui armature ce texte, si développée et touffue. La seule chose nouvelle peut-être serait de dire que grâce à cette traduction de Jérôme Thélot, on lit un texte d’une liberté folle, qui sert le personnage éponyme de la pièce à supporter une vie dans les flammes, qui respire le feu, qui danse linguistiquement sur la combustion de son crime, qui suffoque, qui est ivre d’un lui-même terrible et inquiétant. Arrêtons notre analyse à cette très grande généralité, car l’autre texte des éditions du Geste permet de discourir, sans danger, d’écrire ou de réécrire des choses déjà dites et considérées dans des corpus universitaires et éditoriaux. Je suis d’ailleurs très heureux de rencontrer pour la première fois le travail de Cédric Demangeot, qui est poète par ailleurs, et directeur de revue aussi.
C’est vraiment avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu cette pièce de théâtre. J’y ai retrouvé une émotion tragique à travers le personnage solitaire et violent, d’une Salomé dansante autour de la tête de Jean-Baptiste, ici Iaokanaan – nom que l’on retrouve chez Wilde ou Flaubert, ce qui souligne à mon avis la haute filiation littéraire à quoi le texte s’abouche. Pour tout dire, j’y ai reconnu une Antigone, celle de Sophocle, mais ici dans une proposition morale inverse, donc une sorte d’Antigone noire, une Antigone de la haine injuste. D’ailleurs, l’intrigue ne compte pas, dans le déroulement du spectacle, mais sert des personnages de chair, des personnages proférés, des personnages de matière, deux personnages de sang et de papier. Un texte qui aurait tenu sans doute dans une fête dionysiaque.
Pour détailler mon impression, j’ai rapproché le phrasé du texte, du vers claudélien, lequel n’obéit pas à des règles logiques, mais trouve une justification dans le chant que produisent la douleur, l’émotion, le désir, et qui développe la dramaturgie de manière aléatoire, hasardeuse, en respectant le souffle, le souffle de l’acteur, le souffle du spectateur ou du lecteur, le souffle archaïque des textes primordiaux, celui des grandes légendes, profanes ou ici, sacrées.
je
dansais je
tournoyais
j’étais une chienne, un
oiseau
aux ailes
trempées de sang
j’aboyais
du ventre j’étais
une furie une
fée
malade
Cette Salomé est le jouet d’une certaine violence, d’un désir brutal, d’un goût de mort, d’une haine, qui conduit à la mort, à la décollation de la tête du prophète mangeur de miel sauvage. C’est du reste mieux un théâtre lyrique que épique que choisit Cédric Demangeot pour faire évoluer sa Salomé. Car la mort y est presque chantée, et la tête sanglante du prophète devient une espèce d’objet érotique, dans un chant qui côtoie la mélopée, la rhapsodie. Cette Antigone bizarre et injustifiable moralement, donne d’elle une image primaire, d’une force de haine sans fond, brute et injuste.
Avec cette pièce, j’ai songé à l’iconographie de la décollation de Saint Jean-Baptiste, notamment dans les peintures de Gentileschi ou de Caravage. Ou encore à ce que Fra Angelico imagine comme tourment du Christ aux outrages. On peut aussi rapprocher cette tentative expérimentale de théâtre, de la partie musicale de la danse de la Salomé de Strauss. Alors pour conclure, je ne peux qu’inciter les lecteurs et futurs spectateurs à plonger dans leur propre drame intérieur afin de rejoindre les drames existentiels de notre haute culture occidentale.
je
te
hais.
Je t’ai
toujours
haï
mon amour
comme
je
me
hais –
Didier Ayres
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