Sade, l’insurrection permanente, Maurice Nadeau (par Patryck Froissart)
Sade, l’insurrection permanente, suivi de Français, encore un effort si vous voulez être républicains, Maurice Nadeau, Ed. Maurice Nadeau, février 2025, 224 pages, 10,90 €
Edition: Editions Maurice Nadeau
Sade
L’insurrection permanente
Cet important essai de Maurice Nadeau, primitivement publié aux Editions de La Jeune Parque en 1947, réédité sans modification – sauf pour ce qui est du titre reproduit ci-dessus – en 2002 par Maurice Nadeau lui-même dans le cadre de la société d’édition qu’il avait créée entre temps (Les Editions Maurice Nadeau-Les Lettres Nouvelles), est aujourd’hui republié (février 2025) en format Poche par les conservateurs et continuateurs de l’œuvre d’un des plus grands critiques littéraires du 20ème siècle, administrateurs de ladite maison qui poursuit un parcours éditorial dynamique sous le même label : « Les Editions Maurice Nadeau-Les Lettres Nouvelles ».
Maurice Nadeau avait dédié l’édition de 2002 à Annie Le Brun, qui nous a quittés en juillet dernier.
Nadeau expose clairement son dessein initial dès les premières lignes de sa préface : « Il me sembla, en publiant au grand jour des extraits choisis de La Philosophie dans le boudoir, de Juliette ou des 120 Journées, prendre fait et cause pour un écrivain – fût-il mort depuis deux siècles –, et contre la censure ».
Sade est donc « un écrivain », victime de la censure, en faveur de qui il était de nécessité, de devoir, et de droit de « prendre fait et cause ».
Une telle affirmation, bien qu’exprimée à une époque où l’œuvre de Sade a commencé, grâce à Maurice Heine, à Paulhan, à Klossowski et à Blanchot, entre autres, à émerger des oubliettes littéraires et de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale au fond de quoi elle était fermement maintenue par la censure catholico-bourgeoise, au moyen de la mise systématique à l’index, voire au pilon, des volumes dont des exemplaires continuaient bienheureusement à circuler sous le manteau, est en soi, encore aujourd’hui, une sacrée provocation.
Sade nie le dieu créateur omniscient, moraliste, qui pèse et juge nos pensées et nos actes, et lui oppose une nature qui n’est ni faite spécialement pour l’homme ni soucieuse de son existence. L’homme est une espèce lancée au hasard par la nature à qui son destin est indifférent ; une autre espèce lui succédera et ainsi de suite sans que cela change quoi que ce soit à l’ordre cosmique.
La cruauté, la destruction permanente et la (re)construction continue étant des traits essentiels de la nature, qui ne connaît ni le mal ni le bien, et dont Sade affirme éprouver « une sorte de plaisir à copier les noirceurs », l’homme, élément de cette nature au même titre que tout animal et tout végétal, ne commet aucun « crime » quand il participe au chaos universel en se livrant à des actes que la morale sociale, religieuse, politique considère comme aberrants mais qui sont de simples imitations, de banales répétitions de ce qui est de l’ordre « naturel ».
Tout au long d’un brillant, parfois d’un explosif discours argumenté s’appuyant à la fois sur l’analyse des textes les plus importants, sur la dialectique qui les soutient, et sur des éléments biographiques, Maurice Nadeau décortique le système sadien, ses fondements narratifs (« Tout le bonheur de l’homme est dans son imagination ») et nous explique que Sade :
– se complaît à être récurremment, quels que soient les régimes politiques qui se succèdent de son vivant, sujet/objet d’esclandre, animé par une propension irrépressible à la provocation, par une volonté évidente de perturber, de bousculer les normes, de « dérégler » ;
« Tous les moyens sont bons pour faire naître le scandale » ;
– que Sade, à l’opposé de ce que se sont acharnés à faire croire ses détracteurs, est « un être hypersensible » aux malheurs d’autrui, ce que prouvent assurément nombre d’éléments de sa biographie ;
« Quand il se laisse aller, il devient victime d’une pitié incompréhensible, pardonnant à ses ennemis les plus féroces… »
– que Sade est contre les sadiques (sic) que peuvent être les tyrans, les dictateurs, les potentats, grands et petits, qui usent d’une autorité institutionnelle, qui leur a été donnée ou qu’ils ont usurpée, pour arrêter, incarcérer, réduire au silence, soumettre, humilier, torturer, massacrer. Sade se fût élevé sans aucun doute contre les atrocités perpétrées par nos nations depuis le milieu du dix-neuvième siècle (crimes coloniaux, pogroms et Shoah entre autres horreurs) ;
« Sade, c’est le paradoxe »
« Sade, c’est Justine, mais c’est aussi Juliette »
– que Sade en vérité a campé, dans un monde nouveau « qui fait brèche dans le nôtre », la figure qui doit être celle de l’homme moderne, lequel ne peut être ni chrétien, ni fasciste, ni nazi mais REVOLUTIONNAIRE au sens le plus positif du terme.
Pour soutenir sa thèse, Nadeau l’accompagne, en deuxième partie de ce livre, d’un long et essentiel extrait du tome II de La Philosophie dans le boudoir intitulé Français, encore un effort si vous voulez être républicains, véritable manifeste politique hors normes dans lequel Sade-Dolmancé dévoile sa vision d’une société idéale où la religion (y compris le théisme cher à Robespierre) n’a pas place, dans laquelle, ceux et celles qui ont lu ce monument le savent, doivent s’établir des mœurs nouvelles, lesquelles constituent, telles qu’exposées, un bouleversement, un renversement, voire une totale inversion des règles en vigueur dans nos civilisations modernes. Il faut (re)lire La Philosophie dans le boudoir, pour en saisir la portée littérairement subversive.
« Français, je vous le répète, l’Europe attend de vous d’être à la fois délivrée du sceptre et de l’encensoir » (La Philosophie dans le boudoir).
Dans une troisième partie, Maurice Nadeau déroule une biographie extrêmement détaillée d’après la chronologie établie par Maurice Heine. Les épisodes peu ou pas ou mal connus de l’existence du marquis qui a jeté aux orties ses lettres de noblesse pour devenir de son plein gré le citoyen Sade pleinement engagé dans le déroulement de la Révolution, affirmant, au risque, encouru à plusieurs reprises, de finir guillotiné, qu’elle ne va pas assez loin dans la remise en question des règles politiques et morales « d’avant », constituent de flagrantes illustrations du personnage dont Nadeau reconstruit une image humaniste dépouillée des faux procès, des accusations débiles, des dénigrements injustifiés, des anathèmes dont les bien-pensants, ne prenant pour arguments au premier degré que l’aspect pornographique des textes, ont accablé Donatien de son vivant et depuis sa mort.
On comprend que ce n’est pas ce qu’ils qualifient de monstruosité qui leur faisait, qui leur fait toujours, peur, dans les écrits sadiens, mais cette « insurrection permanente » que Maurice Nadeau met en valeur en se référant à la fois à l’activisme antisocial et à l’œuvre littéraire perturbatrice du marquis.
« Sade, qu’on s’obstine à traiter de pessimiste et de contempteur du genre humain figure en fait l’optimisme total et l’ami vrai de l’humanité. Il a été le premier à répondre à la définition que donnera Marx de toute activité révolutionnaire : obliger l’homme à se comporter envers lui-même comme envers un être universel ».
L’ouvrage se termine par la reproduction d’un extrait du Testament rédigé par Sade le 30 janvier 1806. Ultime atteinte à son idéal de Liberté, même sa volonté d’être inhumé sans cérémonie, ni surtout sans nul signe religieux, dans un bois de sa propriété, sera profanée.
« Au mépris de ses dispositions testamentaires, Sade est inhumé religieusement dans le cimetière de Saint-Maurice. Il en coûte 65 livres, dont 20 pour la croix imposée à la sépulture anonyme ».
Merci à Maurice Nadeau pour avoir, avec d’autres, rendu à Sade honneur et statut d’immense écrivain.
Patryck Froissart
Maurice Nadeau, né à Paris en 1911 et mort dans la même ville en 2013, est un instituteur, écrivain, critique littéraire, directeur littéraire de collections, directeur de revues et éditeur français. Il est le père de l’actrice Claire Nadeau et du réalisateur et éditeur Gilles Nadeau.
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