S’adapter, Clara Dupont-Monod, Stock (par Anne Morin)
S’adapter, août 2021, 171 pages, 18,50 €
Ecrivain(s): Clara Dupont-Monod Edition: Stock
Il a dix ans quand il s’éteint, comme la flamme vacillante d’une bougie. L’enfant entend et sent, mais ne voit pas, ne manifeste pas. Son corps se développe, pas son esprit, reclus, muré. Un petit filet de voix, de son, s’échappe de lui pour dire son bien-être, ou son inconfort, pas sa joie, ni son déplaisir. Ce ne sont pas des sentiments mais une modulation, comme celle d’une rivière, sur le fil.
Mais cet enfant « inadapté », qui ne convient pas à la vie, va cependant faire enfler autour de lui, révéler et réveiller ce qui se tapit, se cache en profondeur en chacun des membres de sa famille : ils sont cinq avec lui, ils seront cinq après lui, quand la mère donnera naissance, pour réparer la place de l’enfant mort, à un frère empreint de lui.
Cet enfant fragile, désarticulé tel un pantin, non fini, prend pourtant, pour chacun de ceux qui l’entourent, à sa manière, une place prépondérante.
A son contact, tout se précipite : protection, amour, répulsion, les proches se transforment, transmutent, ainsi du frère aîné : « Ces derniers n’en revenaient pas. Ils le connaissaient en beau garçon réservé qui, jusqu’à présent, s’était montré tête brûlée, un peu goguenard, conscient de sa supériorité. Qui avait marché sur les traces des sangliers, enseigné le tir à l’arc, chapardé des coings ? Qui pouvait avancer dans l’eau enflée de la rivière que les orages rendaient boueuse ? Marcher dans la nuit noire, absolument opaque, stridente et dangereuse ? Rabattre sa capuche d’un geste sûr, pour éviter que les pipistrelles – terreur de sa sœur et des cousins – ne s’agrippent à ses épais cheveux bruns ? L’aîné. Solitaire et royal, d’une assurance froide. La tranquille supériorité des seigneurs, pensaient ses proches.
Cette fois, il ne proposa rien » (p.21-22).
L’aîné, frondeur, devient protecteur, attentif à la possible survenue des dangers, prévenant.
La cadette éprouve un sentiment de répulsion si fort, si évident et, dans le même temps, de honte et de jalousie mêlées, qu’elle est prête à tous les excès pour se faire remarquer, faire remarquer celle, au fond, qu’elle n’est pas : « Elle forçait la porte. Mais l’aîné avait un sourire doux, presque obligé, qui valait toutes les exclusions. Il revenait à son livre, le doigt toujours glissé dans le poing de l’enfant qui, lui, ne connaissait pas l’abandon.
Elle en déduisit que cette stratégie ne fonctionnait pas. Il fallait rayer l’espoir de pouvoir lui dire “pensons à nous et pense à moi”. Il fallait s’adapter comme on épouse les contours d’une guerre. Elle apprit les trêves et les offensives » (p.76).
Lorsque l’enfant mourra dans un souffle, les parents à leur tour muteront : le père devient violent, la mère mutique.
Ce sera la sœur cadette qui, se mettant hors-jeu, les sortira de l’impasse.
Le quatrième enfant de cette extraordinaire fratrie fera la réconciliation des contraires, l’alchimiste, « le sorcier » ainsi que sa mère le nomme en secret : « Comment leur dire que la montagne avait traversé toute l’Histoire, que cette immanence le bouleversait et dessinait la certitude que les morts ne disparaissent jamais tout à fait ? Leur dire que cette vie grouillante de la montagne était la même qu’il y a des siècles ? Que chaque infime mouvement des animaux contenait la mémoire d’un mort ? C’était trop demander » (p.158).
Étrangement, les principales définitions de l’adaptation sont, comme suivant les caractères des enfants :
– « Être en accordance avec » l’inadapté (l’aîné),
– « être ajusté » (la cadette),
– « suivre pour convenir à une situation » (le dernier).
Anne Morin
Clara Dupont-Monod est l’auteur de plusieurs romans, dont La Passion selon Juette (Grasset, 2007), Le Roi disait que j’étais diable (Grasset, 2014) et chez Stock, La Révolte en 2018. Le prix Femina 2021 lui a été décerné pour S’adapter.
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