Russies, Dominique Fernandez (par Gilles Banderier)
Russies, mars 2021, 208 pages, 9,90 €
Ecrivain(s): Dominique Fernandez Edition: Philippe Rey
Avec son sens consommé de la formule, Churchill définissait (mais était-ce vraiment une définition ?) la Russie comme « une devinette, enveloppée dans un mystère, au cœur d’une énigme » (a riddle, wrapped in a mystery, inside an enigma). Mais, autant on pouvait à la Renaissance ou au XVIIe siècle se permettre de négliger l’énigme en question ou se contenter de savoir qu’il existait quelque part un pays plutôt froid et peu hospitalier nommé Russie, autant depuis le Siècle des Lumières et l’ouverture (forcée) sur l’Occident européen, il n’est plus possible d’ignorer cette immense nation, qui a en grande partie dominé l’histoire du XXe siècle, grâce à (ou à cause de) l’utopie communiste. Pendant des siècles, et sans que l’Europe s’en rendît compte, la Russie lui servit de glacis, la protégeant des invasions asiatiques qui, sans le courage des peuples russes, eussent atteint Lisbonne en moins de temps qu’il n’en aurait fallu à l’Europe pour comprendre ce dont il s’agissait (les rêves insensés de Napoléon et de Hitler se brisèrent sur le bouclier russe, aussi imperméable dans un sens que dans l’autre). De nos jours, une grande partie des décisions prises par les États-Unis en matière de politique étrangère visent la Russie.
Connaissons-nous pour autant ce pays, uni à la France par un lien ancien et privilégié (il y a bientôt un millénaire, Anne de Kiev devint reine de France en épousant Henri Ier et cet événement laisse deviner des rapports antérieurs, car on n’organise pas un mariage royal entre deux nations qui ne sont pas unies par des liens de plusieurs générations) ? Indéniablement non, ne serait-ce que dans la mesure où la Russie n’exerce pas (encore ?) de soft power par l’exportation massive de ses films et de sa way of life. Mais l’histoire est pleine de surprises, bonnes ou désagréables.
On sait qu’il existe, dans la plupart des langues de culture, des termes relatifs aux états d’âme, qu’il n’est pas possible de traduire de manière tout à fait satisfaisante : le latin laetus, l’anglais spleen, l’allemand Sehnsucht, l’espagnol desengaño, le portugais saudade et le russe toska, que le dictionnaire de Ščerba-Matusevič traduit pêle-mêle par tristesse, angoisse, cafard, spleen, regret de quelque chose, nostalgie, mal du pays, ennui, humeur noire. On devine le sens, même si la multiplicité des équivalents indique qu’on tourne autour de ce concept plus qu’on ne l’appréhende véritablement. On a pu écrire que la mentalité russe tenait tout entière dans trois concepts : duša (âme), sud’ba (destin) et toska, ce regret d’on ne sait quoi. Sans remonter au prince Vladimir ou à la Horde d’or, il faut observer que la Russie des trois derniers siècles fut soumise, dans l’ordre politique et social, à des ruptures auxquelles peu d’autres pays eussent résisté : arrachement au monde asiatique par Pierre le Grand et européanisation contrainte, troubles politiques variés au XIXe siècle, révolution bolchevique, création de l’URSS, totalitarisme stalinien, réformes de Gorbatchev, disparition de l’URSS, etc. Pour comprendre, ou essayer de comprendre la Russie, M. Dominique Fernandez a convoqué la première notion, celle d’âme russe. En tant que concept, l’âme a disparu aussi complètement que possible de l’horizon et du discours philosophiques. Seuls les théologiens consentent encore, parfois, à en parler. L’âme existe-t-elle (autrement dit, sommes-nous autre chose qu’un agrégat provisoire d’atomes voués à se disperser un jour plus ou moins proche ?) et existe-t-il une âme russe en particulier, qui fournisse une clef permettant de comprendre la « devinette, enveloppée dans un mystère, au cœur d’une énigme » ? M. Fernandez ne répond pas directement à cette question, qui est sans doute au-delà de toute réponse positive et argumentée. Même dans une perspective exclusivement matérialiste, et en bousculant quelque peu les métaphores, on pourrait dire que l’âme russe a fini par prendre corps à force d’être invoquée par les écrivains et les penseurs russes, convaincus (à juste titre) du caractère unique de leur nation, appelée à jouer le rôle de la « troisième Rome », après avoir recueilli l’héritage de Byzance. M. Fernandez formule une remarque importante, lorsqu’il écrit que les notions d’âme russe ou de sainte Russie, lesquelles postulent qu’il existe, sous des apparences quotidiennes dures et souvent misérables, un autre pays que le pays réel, sensible, a peut-être également couru en filigrane du communisme, la révolution prolétarienne universelle se substituant au messianisme orthodoxe. La Russie, devenue l’URSS, adopta pendant quelques décennies une idéologie venue de l’étranger, de même que des siècles plus tôt, le prince Vladimir fit du christianisme byzantin la religion nationale, après que des émissaires partis explorer l’Europe lui eurent rapporté ce qu’ils avaient vu à Constantinople. Écrivain amoureux de la Russie, M. Fernandez invite naturellement ses pairs, mais également (et même s’il néglige les grands philosophes – Chestov, Soloviev, Berdiaev – et les grands théologiens – Florensky, Boulgakov) des musiciens (avec des pages vibrantes sur Chostakovitch) et des peintres (Feodor Vassiliev, Isaac Levitan), qui surent tirer une poésie âpre et une force étrange du réalisme le plus dépouillé.
Gilles Banderier
Romancier et essayiste, membre de l’Académie française, Dominique Fernandez est l’auteur d’une centaine d’ouvrages, parmi lesquels Dans la Main de l’ange (Prix Goncourt), Porporino ou les Mystères de Naples (Prix Médicis, 1974) et Aux confins de la Nouvelle-Athènes.
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