Rue Quincampoix
Arrêtons-nous une fois encore à la galerie Polad-Hardouin pour une exposition de groupe de trois jeunes femmes. Nous retenons tout spécifiquement Ayako David-Kawauchi et le titre énigmatique de ses pièces : Livre à vivre. L’artiste d’origine japonaise fait place nette avec du dessin brut, aux exécutions stylisées à l’aide du fusain et de la pierre noire sur papier. Or, il s’agit bien de tranches de vies modestes, découpées dans l’imaginaire d’une jeune fille interrogative.
Le carton d’invitation nous montre d’ailleurs une fillette emmitouflée dans son col roulé, la bouche cachée et de grands yeux légèrement bridés, ouverts, étonnés et fiévreux. La figure poupine, brune, un peu disgracieuse d’une fillette, ou malade, ou frileuse, surgissant d’un halo brumeux, d’une vieille photographie noire et blanche, entraîne à l’interrogation. Repousse les limites de l’enfance, de l’autobiographie dans une vision un peu cauchemardesque.
De visu, devant ce travail, le corps de cette fillette anonyme comprimé dans une robe-pullover se dresse dans un format carré, 40x40 cm, inédit pour un portrait. Les titres des dessins sont étranges.Époustouflée, La voie lactée, Au delà, Clairvoyance, etc. Cela part d’un rêve, d’un monde en morceaux, évanescent. Des têtes surgies du néant comme des bulles, ectoplasmes du passé, flottent ici et là. Il y a des caresses, des êtres ensommeillés, revenant doucement au monde.
La jeune fille comme une chrysalide perd son enveloppe charnelle – une identité double, objet duel – traitée à la craie. Son double émergent fixe un monde sans repères spatio-temporels. C’est sans doute cela l’originalité de cette dessinatrice qui nous livre des états d’âme sur des surfaces vides, aux formes épurées.
Notre préférence va à un autre format carré, Le passé, où la main charbonneuse obture une partie du visage et de sa vision, dans un style graphique très dépouillé. Ces études semblent être gravées à la pointe sèche, des croquis pris sur le vif d’êtres offerts, modèles de choix de l’artiste. Le tout dans une grande sobriété donne à voir une grande simplicité formelle.
Polad-Hardouin, du 13 mars au 26 avril 2014, 86 rue Quincampoix 75003 Paris
Par ailleurs, la galerie Cour carrée et son directeur Rémy Mathiot proposent un ensemble photographique de grand intérêt. Une matière fruitée, presque crémeuse, rappelle les peintures à l’huile savamment élaborées du courant hyperréaliste. Ce travail complexe a été conçu par Olivier Christinat, de nationalité suisse, lauréat du prestigieux Rado star Prize switzerland 2013. Les Nouveaux Souvenirs, titre de cette exposition, confrontent des images légèrement « floutées » (fluentes, fluides) – d’où le rappel de la technique picturale –, à de l’abstraction blanche.
La scène qui nous semble la plus percutante – celle qui a happé notre regard – se situe en plein air, visiblement lors d’un pique-nique. Un jeune homme asiatique, comme ruisselant d’eau, de liquidité, ferme les yeux et se protège avec ses mains. Sa bouche est cachée, il a le torse nu. Son visage paraît étrangement gommé, effacé. D’où l’impression de mouvement général, bien que sa pose soit statique. Un peu derrière lui, passent des promeneurs et des touristes, en tenue estivale, étêtés. Une femme anonyme porte un plateau et des accessoires de plastique. L’herbe est fluorescente, et l’on aperçoit un graffiti ou un décalcomanie de Donald Duck. Un ciel oblique comme une grande vague, une déferlante bleue, peuvent à tout moment recouvrir ce monde.
C’est la description d’un état quasi somnambulique, une vision tellement fugace ; un cliché savant pris sur le vif. Et pourtant c’est une composition très sophistiquée. L’arrière-fond pressenti est douloureux – en état de choc (nous apprenons que l’artiste revient d’un coma récent). L’artifice de cette photographie nous apparaît alors évident. Une re-composition ; une remémoration.
Dans une autre perspective, en plongée, comme scrutée à travers des jumelles, un homme seul marche dans l’univers cellulaire d’une grande ville, probablement au Japon. Les photographies se situent au croisement de deux formes, deux expressions, deux représentations : la prise de vue directe et la sophistication d’images peut-être reprises en chambre. La minutie et la clarté dominent l’univers d’Olivier Christinat. L’insondable également. Comme quand nous plongeons notre regard vers la sphère nuageuse, ou bien quand nous sommes absorbés par une brume cotonneuse, un brouillard givrant. C’est ce sfumato qui est à l’œuvre en vis-à-vis dans deux grandes pièces côte à côte. Un moment d’étourdissement et un rappel de la grande fragilité de l’existence. Le blanc revient happer le trop plein de souvenirs.
Cour carrée, du 14 mars au 26 avril 2014, 107 rue Quincampoix 75003 Paris
Yasmina Mahdi
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