Rue des voleurs, Mathias Enard (2ème recension)
Rue des voleurs, 256 p. 21,50 €
Ecrivain(s): Mathias Enard Edition: Actes SudVoilà un livre politique, mais aussi (d’abord ?) un livre d’aventures qui prend pour toile de fond le Printemps arabe. La petite histoire d’un individu plongée dans la grande, encore très fraîche.
Le livre commence très fort :
« Je suis un être humain, donc un détritus vicieux esclave de ses instincts, un chien, un chien qui mord quand il a peur et cherche les caresses ».
Le chien en question, c’est Lakhdar, un jeune Marocain de Tanger. Il a dix-sept ans, mais plutôt douze dans sa tête, avoue-t-il. Et les caresses qu’il recherche, ce sont celles de sa cousine Meryem, aux formes affriolantes. Mais au Maroc, certaines choses sont interdites à ceux qui ne sont pas mariés… Qu’à cela ne tienne ! Mais les deux jeunes gens se font surprendre par la famille. Incompréhension. Honte. Lakhdar est battu par son père. Il s’enfuit de la maison parentale. Il est trop orgueilleux pour revenir, demander pardon.
Commence alors une cavale. Séquence Oliver Twist. Lakhdar vagabonde à travers le pays, vit de mendicité. Quelque temps plus tard, il revient à Tanger. Grâce à l’entremise de son ami Bassam, il rejoint le « Groupe musulman pour la diffusion de la pensée coranique » et devient libraire. Mais certains membres du groupe ont parfois des comportements très étranges…
Quelque temps plus tard, il rencontre Judit, la catalane, venue passer quelques jours de vacances au Maroc. Cela ne fait que renforcer les envies d’ailleurs de Lakhdar. L’Espagne. La France. Mais il ne peut pas décider de partir parce qu’il le veut, son passeport n’est pas de ceux qui permettent d’aller où l’on veut, quand on veut…
Le livre a la volonté de coller à l’actualité. Le Printemps arabe sert de toile de fond du roman, mais reste une toile de fond un peu lointaine. Lakhdar vit en effet au Maroc et le pays n’est pas aussi touché que ses voisins, la Tunisie, l’Egypte ou la Libye.
On est presque surpris que l’auteur fasse (déjà) référence à l’élection présidentielle française de 2012, à la victoire de François Hollande ou à l’affaire Merah. Mais c’est surtout pour l’anecdote. Il le mentionne, en passant presque, mais ne s’en sert pas.
La fresque se veut contemporaine, mais n’y a-t-il pas un manque de recul pour traiter du Printemps arabe ? L’écrivain n’est-il pas celui qui s’interroge sur les choses, mais après les avoir lentement digérées ? qui ne se précipite pas sur les événements pour les mettre dans son livre ? Regardons les Américains : il leur a fallu un certain nombre d’années avant de parvenir à se pencher sur le 11 septembre. Don de Lillo, pour ne citer que lui, a écrit L’homme qui tombe en 2007…
Mais là où le bât blesse, c’est davantage au niveau de l’intrigue. Quelques ressorts dramatiques sont très faibles et cassent la mécanique de l’ensemble. Ainsi, par deux fois Lakhdar se retrouve dans une impasse et doit son salut à la découverte rocambolesque d’une somme d’argent importante qui lui permet de donner une nouvelle impulsion à son aventure. Facilité. Facilité que l’auteur reconnaît lui-même.
« Après l’argent du Cheikh Nouredine, celui de Cruz, comme si Dieu s’arrangeait toujours pour me donner les moyens de mon voyage ; je mangeais dans la main du destin ».
Le destin a bon dos.
Il y a aussi quelques coïncidences trop grosses.
Ainsi, pour que son ami Bassam accepte de venir se promener avec lui, Lakhdar lui fait croire qu’il a rencontré des espagnoles. Ils se rendent dans un café et tombent justement sur deux Espagnoles, dont l’une d’elle est Judit. Deux jours plus tard, Judit rencontrera Bassam à Marrakech, alors qu’elle se trouve sur la place où vient d’avoir lieu un attentat. Voyage dont n’avait pas parlé Bassam à Lakhdar.
Un peu gros, surtout quand cette deuxième rencontre a une importance assez cruciale…
Mathias Enard peine dans le rebondissement. En fait, il n’est jamais aussi bon que dans l’attente. Quand il ne se passe rien ou presque. Plus que le voyage, ce qui compte c’est le voyage mental, celui qui est imaginé. Enard rejoint ainsi dans les thématiques d’un Julien Gracq. Et c’est là que sa plume s’exprime le mieux. Elle se fait enlevée et virevoltante, aussi précise que lyrique. La preuve par l’exemple quand Lakhdar décrit la rue des voleurs du titre dans laquelle il trouve refuge.
« L’autobus a descendu l’avenue Diagonal, les palmiers caressaient les banques, les nobles immeubles des siècles passés se reflétaient dans le verre et l’acier des bâtiments modernes, les taxis jaune et noir étaient d’innombrables guêpes qui s’égaillaient sous les coups de klaxon de car ; les piétons élégants et disciplinés attendaient patiemment aux carrefours, sans user de la supériorité que leur donnait le nombre pour envahir la chaussée ; les voitures elles-mêmes respectaient les passages cloutés et laissaient passer, soigneusement arrêtées devant un feu orange clignotant, ceux qui allaient à pied, leur tour venu. Les vitrines me paraissaient toutes luxueuses ; la ville était intimidante mais, malgré la fatigue, y arriver enfin me remplissait d’une énergie nouvelle, comme si le gigantesque phallus scintillant de cette tour colorée, là-bas au fond du paysage, divinité païenne, me transmettait sa force ».
Yann Suty
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