Rue des Syriens, Raphaël Confiant
Rue des Syriens, Octobre 2013 (pour lm'édition Folio) 384 pages
Ecrivain(s): Raphaël Confiant Edition: Folio (Gallimard)
Chaque roman de Raphaël Confiant constitue un menu des plus goûteux.
Truculence et succulence sont deux termes qui s’imposent, une fois de plus, au lecteur amené à savourer celui-ci.
Car c’est bien de langue qu’il s’agit d’abord. De cette langue pimentée que Confiant manie d’une façon inimitable, de cette langue qui est celle de son peuple, de son île, de son pays, de cette langue qu’il partage et dont il revendique fièrement l’héritage, de cette langue qu’il s’approprie, qu’il pétrit, qu’il métisse, qu’il assaisonne de condiments culturels d’origines diverses, qu’il fait sienne, et qui se révèle sous sa plume une langue au goût exquis, une langue qui fait saliver de plaisir, une langue de grande et belle littérature.
Et puis il y a l’histoire.
Il y a cette histoire, méconnue, des immigrants proche-orientaux, débarqués par hasard, parfois à leur insu, alors qu’ils se croyaient en partance vers les rivages mirifiques de l’Amérique, dans la Martinique et la Guadeloupe françaises de la fin du XIXe et du début du XXe siècles.
Wadi est de ceux-là.
Né dans la grande Syrie passée sous contrôle français après le démantèlement de l’Empire Ottoman, Wadi Abdallah El-Charkawi, à peine âgé de vingt ans, est envoyé par sa famille, tombée dans la misère, en Amérique, avec mission d’y gagner de quoi faire vivre un jour dignement les siens.
« Tu pars en Amérique, que Dieu te bénisse ! » lui lançaient les vieillards sur son passage. Des jeunes filles qui, jusque-là l’avaient ignoré, le couvaient de leurs paupières serties de khôl.
Enregistré en tant que migrant volontaire par les autorités consulaires françaises, Wadi, après un voyage mouvementé dont le récit vaudrait à lui seul anthologie, se retrouve déboussolé, éberlué sur un quai de Martinique, où il est immédiatement pris en main, d’autorité, par Fanotte, une créole à la peau aussi noire que possible.
Une femme l’apostrophait maintenant. Une femme à la membrature phénoménale qui le dépassait d’une tête… Elle lui sourit. Le prit par le bras. L’abreuva d’un charivari de paroles dont il ne saisit miette… Wadi se laissa faire. L’Amérique était vraiment trop pleine d’étrangeté…
Fanotte, second personnage de ce roman… Fanotte qui, sous ses airs fanfarons, cache un cœur gros comme un morne, Fanotte qui, de femme de mœurs légères qu’elle a été, devient la concubine aimante, attentive, maternelle, protectrice du nouvel immigrant ahuri… Fanotte, une figure attachante, un caractère noble, une personnalité émouvante que le lecteur n’oubliera plus… Fanotte grâce à qui Wadi s’acclimate, prononce ses premiers mots en créole et en français, fait ses premiers pas dans le dédale des ruelles et des communautés… Fanotte, qui enfante en quelque sorte son amant en attendant que celui-ci à son tour lui fasse l’enfant métis dont elle a toujours rêvé, au grand dam de sa voisine et ennemie, sorcière et jalouse, qui tente en vain de détourner Wadi de sa rivale :
Tu crois qu’elle t’aime ? Ha-ha-ha ! Tire-toi ça de la tête, compère ! Tout ce que cette péronnelle veut de toi, c’est que tu lui fasses un enfant avec peau claire et cheveux lisses…
Rompant à intervalles l’itinéraire narratif de ce couple singulier, dont l’union durable a quelque chose, à l’époque, de révolutionnaire, l’auteur introduit des « cercles », des sauts dans le temps et dans l’espace, à l’intérieur de quoi il situe d’autres parcours, qui finiront, à un moment ou à un autre, par rencontrer celui de Wadi et Fanotte.
Ainsi en est-il de Bachar, lointain cousin du père de Wadi, arrivé dans les mêmes conditions sur l’île une génération plus tôt, qui a défrayé la chronique et a été banni de la communauté des « Syriens » musulmans pour avoir épousé une Indienne, une Coolee, après que tous deux se sont convertis au christianisme.
L’un après l’autre, les Levantins crachèrent à ses pieds et lui tournèrent le dos…
Wadi cherchera longtemps la trace de ce parent, exilé, bien avant sa propre arrivée, dans une ville distante.
L’auteur ménage en outre dans la linéarité narrative des pauses à la première personne qui interfèrent avec le récit du narrateur. Les personnages s’y livrent à leurs réflexions, racontent eux-mêmes, de leur point de vue, des chapitres de leur histoire.
Les tiroirs narratifs portant le titre imagé Sourcillements de Fanotte sont des morceaux de choix, où se révèle, dans une langue magnifique, la cruelle réalité de la vie quotidienne de l’époque, des relations humaines, des ladi-lafé comme on dit dans cette autre terre créole qu’est La Réunion, du cloisonnement et de la différenciation imposée des classes, fondée sur les différences ethniques, de l’injustice socio-économique qu’engendre et qu’entretient ce système de castes, et du rang qu’y occupent, tout en bas de l’échelle, les femmes afro et indo-antillaises.
Naître femelle dans ce pays-là est une sacrée déveine. Non seulement on doit se battre avec la misère qui ne vous lâche pas d’un pas, mais on doit aussi supporter la scélératesse des hommes. Qu’ils vous emmiellent avec du beau français appris par cœur ou vous séduisent avec du créole grosso-modo, le résultat est égal : vous vous retrouvez à pleurer toute l’eau de votre corps sur le pas de votre case désertée.
L’ensemble est textuellement riche et complexe. Les alternances linguistiques – créole, français, arabe – contribuent à exprimer le choc des cultures qui s’y confrontent, qui s’y mélangent, et qui tendent, inéluctablement, sur ce territoire exigu, à fusionner.
Roman social, roman historique, roman de la naissance d’un peuple… Wadi fera son chemin, d’un bout à l’autre de la rue des Syriens, avec Aïcha, son épouse « syrienne », et Fanotte, sa concubine créole « officielle », qui lui donneront deux enfants, lesquels, bien qu’élevés et éduqués dans des quartiers différents, dans des cultures différentes, finiront par se ressembler, dans le lent mijotement d’un métissage en mouvement, annoncé par Wadi, qu’ont abandonné peu à peu ses velléités de retour au pays natal, dans la belle phrase qui clôt le récit :
Après tout, c’est chez moi ici aussi. La Martinique est ma terre à moi désormais, oui…
Patryck Froissart
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