Rouge Paris, Maureen Gibbon
Rouge Paris, octobre 2014, traduit de l’Américain par Cécile Deniard, 280 pages, 20 €
Ecrivain(s): Maureen Gibbon Edition: Christian Bourgois
L’auteure affiche en exergue : Il ne suffit pas d’être exact pour être juste (Shirley Hazzard). Rien ne peut en effet mieux correspondre à son livre, donnant une ouverture – une fenêtre – d’une rare pertinence sur le milieu des artistes peintres français à la fin du XIXème siècle. Et ce roman/récit, de s’inscrire de ce fait dans l’originalité et le décrire-vrai qui séduit et marque le lecteur, bien autant qu’une page d’Histoire.
Paris – les quartiers des ateliers des peintres pas toujours riches ; ceux des chambrettes sans confort des modèles – petites ouvrières, en quête de bouclage de fin de mois. Un peintre qu’on connaît tous : Edouard Manet ; une jeune femme qu’on connaît moins : Victorine Meurent, qui fut son principal modèle et bien davantage. Sujet au demeurant intéressant, classique, informatif ; documentaire alléchant sur ces faces B des chefs d’œuvre… si cela avait été traité à « la traditionnelle ». Mais, à la Maureen Gibbon, c’est tellement autre chose !
Point de vue et d’entrée dans l’histoire, ses gens, ses lieux ; celui – essentiellement celui-là – de la jeune ouvrière ; son regard à la précision étonnante, son acuité – avant tout, elle sait observer. Elle est pauvre, travaillant dur dans un atelier d’argenterie, vivant – colocation peu spacieuse, au confort minimaliste – avec une camarade. Elle aime dessiner, n’a aucune culture ni pratique artistique, rencontre fortuitement Edouard Manet (dont on ne saura le nom que bien après).
« Il se tient quelque part derrière moi, sur le côté. Je sens sa présence avant de le voir, et ensuite je l’aperçois du coin de l’œil. Et je me demande depuis combien de temps il est là, à me regarder dessiner et rêver… L’idée me traverse l’esprit de lui faire du charme… ».
Presque tout le récit du livre est là, entre cette jeunesse de 17 ans « aux bottines vertes de putain » qui s’entiche ; inculte, mais façonnable à souhait ; ce peintre déjà mûr et avancé dans son itinéraire artistique, aimant le corps, les cheveux, les expressions des femmes, sous son pinceau, mais pas que ! Il les regarde comme ils les prend, les aime comme il les peint. Tout est affaire de regards, de coups d’œil particuliers à celui qui sait peindre, de couleurs, de sensations et – ô combien – de sensualité. Les rapports sexuels sont « posés sur la page » avec un cru, un souci du vrai et du détail qui rejoint l’obsession de l’artiste dans son œuvre en cours. Combinacione infinie et bougeante entre le maître et la petite amante – pas loin, au premier regard, de la prostituée de la rue, qui finit par poser, et savoir le faire… Et nous, de voir pas à pas arriver sur la toile des bouts des Manet, dans lesquels, on suppose ici, son Olympia (« Trop prude. Ou c’est un nu ou ça ne l’est pas. Alors il me demande de tendre les deux jambes sur le divan. La cheville de derrière croisée sur l’autre. Et même sans y penser, je glisse ma main sur le V de mon entrejambe »), là, La famille Monet dans son jardin, un peu du Balcon, pas mal de Nana… Il la fabrique en modèle efficace, d’où émergent ses toiles et leurs bouquets de femmes-fleurs. Elle est douée, saisit les mouvements, les couleurs surtout – ce sont des pages de couleurs, que ce livre ! Elle lui suggère que… il l’écoute. Une équipe est née.
Manet, donc, c’est déjà un bonheur, mais bien plus, cette jeune Victorine, son histoire à elle, et aux autres ouvrières : les campagnes de la région parisienne d’où elles sont issues – milieu paysan en prise avec l’exode ; les parents (ceux de son amie Nise) qui élèvent l’enfant naturel ; celui qu’on n’a pas pu ou su éviter, qui vous ressemble, mais pas tant que ça (« L’aime-tu ? Je ne la connais pas ! »). Les méthodes pour éviter les grossesses, leur empirisme, leur barbarie – l’éponge au vinaigre qu’on enfonce… L’homme toujours en situation de domination, de prédateur, mais chez cette Victorine, quelque chose d’un entre-deux balançant vers la liberté, le choix, le goût de… une promesse de femme de demain. Une esquisse, en tous cas. Les menaces ; les plus sombres, la mort, les maladies – la Syphilis et ses marques sur le corps. L’insécurité économique, le manque qui colore les jours ; toute une société éclairée par Le déjeuner sur l’herbe, comme vue d’en-dessous, plus noire, plus cruelle.
Et puis, toujours, entrecroisant les ouvertures saisissantes sur ce Paris des peintres, ou des poètes (on entrevoit Baudelaire), ce tissu du rapport Manet/Victorine, cette sociologie-là :
« Je ne sais pas ce que c’est, de tenir autant à quelque chose qu’il tient, à ce qu’il fait dans son atelier. Aimer quelqu’un, je connais, mais aimer une chose à ce point, je ne sais pas ce que ça représente… ».
Enchâssements infinis, souples et floutés de sentiments, de découvertes, de pulsions. Finesse réussie de l’autopsie d’une relation, d’une époque. Regards. Un tableau du grand Manet, finalement…
Martine L Petauton
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