Rothko, peintre mystique (Ressemblances et analogies), Ghislain Chaufour (par Gilles Banderier)
Rothko, peintre mystique (Ressemblances et analogies), Ghislain Chaufour, Les Provinciales, 2023, 62 pages, 12 €
À qui s’étonnerait ou s’indignerait de trouver sur un site comme La Cause littéraire le compte rendu d’un ouvrage consacré à un peintre, il serait facile de répondre que Diderot et Baudelaire, pour ne citer qu’eux, ont de longue date donné ses lettres de noblesse à la critique d’art, fut-ce en parlant d’artistes dont le nom ne survit que grâce à des écrivains.
On a dit de Mark Rothko (1903-1970) qu’il voulait rendre visible la shekina, la présence de Dieu qui se tenait dans le Saint des Saints du Temple. Rothko avait d’ailleurs été surnommé « le peintre-rabbin ». Cependant, il en va de lui comme de la plupart des peintres contemporains : des doutes sont permis quant à l’importance de son « coefficient personnel ».
Même si Marc Fumaroli, connaisseur éclairé s’il en fût jamais, voyait dans ses toiles une métaphore du Fiat lux de la Genèse (Paris-New York et retour, Fayard, 3e édition, 2009, p. 458 et 482), on peut à bon droit se demander si, comme Soulages ou Yves Klein, Rothko n’aurait pas découvert un « truc » (en l’occurrence le colorfield) qu’il aurait ensuite dupliqué sans répit, à la demande de ses commanditaires, la critique et la publicité (qui parfois se confondent) se chargeant d’assaisonner les œuvres du discours sans lequel, apparemment, l’art moderne peine à exister. Inévitablement, le procédé appelle la parodie. La photographie est facile à trouver sur la Toile : dans un bâtiment industriel désaffecté, quelque part en bord de mer, une fenêtre donnant dans le vide permet d’apercevoir le ciel et la mer séparés par la ligne d’horizon. Un plaisantin (sans qu’on sache s’il y avait ou non derrière son geste autre chose qu’une simple volonté de faire sourire) a écrit à côté du cadre de la fenêtre : « Free Rothko ».
Ce qui importe dans ce mince volume (un texte déjà publié par La Revue littéraire de Richard Millet), c’est moins l’exégèse du peintre, l’interprétation de ce qu’il y a à interpréter (« J’en juge évidemment à mes impressions : chez Rothko, le divin se voit, et sans le moindre avertissement », lit-on p.51 : comme le notait Jacques Ellul, si nous pouvons voir Dieu ou nous en faire une idée, alors ce n’est pas Dieu) que ce qu’écrit Ghislain Chaufour, soit sur le sujet annoncé, soit à propos d’autre chose.
Avec George Steiner qui, par son ancrage dans l’expérience historique et les limites contingentes mais inévitables de la chronologie, fut plutôt un homme du XXe siècle, Ghislain Chaufour est l’un des rares, en dehors du ronronnement de la critique universitaire, où dans une indifférence à peine polie les modes succèdent aux modes pour se simplifier la besogne (on est aujourd’hui féministe ou décolonialiste comme on fut marxiste, structuraliste, déconstructionniste ou psychanalyste, en attendant la suite), à avoir écrit avec son Traité d’harmonie littéraire (paru chez le même éditeur en 2021) des pages neuves et altières sur la littérature et sa dignité, à une heure où elle est devenue un produit de grande consommation et où les maisons d’édition débauchent les auteurs bankable comme les clubs les joueurs de football. Valent surtout et avant tout, dans cet ouvrage, les considérations (qu’on espère voir développées) sur les trois variétés irréductibles d’écriture, le kitsch, les mathématiques, ou une analyse d’un tableau de Meissonnier, un peintre sous-estimé (à l’instar de Bouguereau, qui déclarait perdre une fortune chaque fois qu’il quittait son atelier), aussi opposé que possible à Rothko.
Gilles Banderier
Né en 1950, Ghislain Chaufour est essayiste, romancier, éditeur et traducteur.
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