Romans et récits I, II, Romain Gary en La Pléiade (par Yann Suty)
Romans et récits I, II, mai 2019, édition publiée sous la direction de Mireille Sacotte, Coffret de deux volumes, 3264 pages, 129 € jusqu’au 31 décembre 2019
Ecrivain(s): Romain Gary Edition: La Pléiade Gallimard
Romain Gary dans le « saint des saints littéraires ». Le romancier entre dans la collection La Pléiade, avec à la clef deux volumes réunissant des romans et des récits, ainsi qu’un album. Enfin pourrait-on dire, près de quarante ans après sa mort. S’il a fallu tant de temps (en tout cas plus qu’à d’autres), c’est parce que l’écrivain a longtemps été jugé comme trop « populaire » par certains « gardiens du temple ». Son style a aussi été décrié et jugé pas assez « écrit ». Sa vie a pu aussi pu le desservir, tant elle a été auscultée, au détriment de son œuvre.
Il n’est pas forcément question de « justice » que Romain Gary intègre la prestigieuse collection de Gallimard, mais, on peut raisonnablement affirmer qu’il ne fera pas tache parmi les autres auteurs imprimés sur papier Bible. Et, clin d’œil de l’histoire, l’ancien compagnon de la Libération ne sera sans doute pas mécontent de voisiner, alphabet oblige, avec Charles de Gaulle.
Il y a deux œuvres chez Romain Gary. Il y a celle qu’on retrouve dans ses romans et ses récits (et qui est elle-même multiple entre Romain Gary, Emile Ajar, Fosco Sinibaldi, Shatan Bogat), et il y a sa vie, qui peut aussi être considérée comme une véritable œuvre d’art. Elle est tellement incroyable qu’elle surpasse en termes d’imaginaire nombre de ses livres. L’immigré russe, l’aviateur résistant de la seconde guerre mondiale, le consul de Los Angeles, le mari de Jean Seberg, le double prix Goncourt pour l’une des plus fameuses mystifications littéraires…
Il a tant été écrit sur la vie de Romain Gary. Des exégèses complètes, des psychanalyses de comptoir, des récits épiques. Elle est en tout cas excellemment rendue dans l’album de La Pléiade. Le travail mené par Maxime Decout est à saluer. Cette biographie est un petit chef d’œuvre de concision. En peu de pages, il délivre le récit d’une vie incroyable, avec de très riches illustrations à la clef. L’ouvrage est court, mais incroyablement complet. Il aborde largement les œuvres de Gary en même temps que les grands événements de sa vie, avec des analyses pertinentes. Cet album devient un mini-roman qui sert d’apéritif aux deux ouvrages qui rassemblent au total quinze romans et récits.
Cette vie, Romain Gary a su la mettre en scène, peut-être même en inventer de larges pans, car il est impossible de vérifier nombre de sources. Et en plus, l’écrivain aimait mentir ou, du moins, s’arranger avec la réalité. Et Romain Gary de devenir ainsi un personnage de roman. On ne sait plus très bien ce qui est vrai et ce qui est faux, mais est-ce vraiment important tant l’histoire est belle ? Et Romain Gary savait trousser des histoires. L’une de ses grandes forces est un sens de la narration hors pair. Gary était avant tout un conteur.
C’est le cas de La Promesse de l’aube, un récit autobiographique qui explore les liens entre Romain Gary et sa mère. Elle lui aurait dit qu’il serait ambassadeur de France et qu’il serait un grand romancier. Il l’est effectivement devenu. La prédiction était-elle vraie ? Sa mère était-elle visionnaire ? Ou bien Romain Gary a-t-il mené sa vie de telle façon à donner raison à sa mère, à vouloir être un fils exemplaire ? A moins qu’il ait tout inventé ? Il y a sans doute un peu de tout ça. Dès que l’on trouve un semblant de réponse, d’autres questions apparaissent…
Le problème de Gary, c’est finalement Gary lui-même. Sa vie était telle qu’elle a eu tendance à prendre le pas sur l’œuvre ou que l’on ne peut pas s’empêcher de chercher l’homme aux personnalités multiples dans ses textes, comme on ne peut s’empêcher d’essayer de traquer Romain Gary dans les livres signés Emile Ajar. Dans les années 70, très critiqué, meurtri même par certaines critiques, Romain Gary décide de se donner un nouveau souffle sous pseudonyme. C’était aussi pour faire la nique aux critiques. Mais Emile Ajar n’était pas qu’un simple pseudonyme. Grâce à lui, Romain Gary a réinventé sa façon d’écrire et ses thématiques, si bien qu’on a vraiment l’impression d’avoir affaire à une autre personnalité. Ce qui était peut-être le cas. Gary avait un côté schizophrène. La mue s’est faite avec Gros-Câlin, un roman avec un python qui excelle dans l’art des métamorphoses. On apprécie au passage le clin d’œil et le côté très joueur de l’auteur. Et il a continué à jouer en demandant à son neveu, Paul Pavlowitch, d’incarner Emile Ajar physiquement. Tout le monde se fit duper. Et c’est ainsi qu’il reçut le prix Goncourt pour La Vie devant soi, son deuxième après celui reçu pour Les Racines du ciel en tant que Romain Gary. Mais au fur et à mesure, c’est Romain Gary qui se retrouva comme pris au piège de cette créature qu’il avait créée…
Cette transformation de Gary en Ajar n’était pas seulement psychologique. Ce qui était en jeu, c’était aussi les pouvoirs de la fiction. Car Ajar, c’est une invention verbale, avec un côté beaucoup plus oral que dans Gary. Car le jeu, c’est aussi celui de la langue, la façon dont il la maltraite, la recrée, à l’image du petit Momo, le narrateur de La Vie devant soi, un gamin arabe de dix ans qui s’embrouille avec le français, mais ce qui en donne une langue foisonnante et imagée. Où l’on voit encore une couche de jeu. Gary se met dans la peau d’Ajar qui, lui-même, se met dans la peau d’un gamin de dix ans…
Mais on y croit. On y croit parce que Gary n’est pas seulement un grand raconteur d’histoires, avec un sens de la narration développé, mais un côté un peu « foutraque ». Parfois, ça va un peu dans tous les sens, c’est vrai, mais peu importe, ça marche, ça marche parce que Gary est un grand créateur de personnages. Ses personnages sont singuliers, mais surtout ils débordent d’humanité. On pense à Yannick dans Clair de femme, à Morel, le défenseur des éléphants des Racines du ciel, à Madame Rosa qui garde les enfants des prostituées (La Vie devant soi), Lenny, le « désengagé » social, politique et affectif de Gary Cooper, mais c’est aussi le chien de Chien blanc (même s’il est tiré d’une histoire vraie), un chien américain dressé pour s’attaquer aux Noirs.
L’œuvre de Gary est une synthèse de cultures. Culture orale et culture écrite, culture française et yiddish, culture russe et culture niçoise. Il écrivait aussi bien en français qu’en anglais, il traduisit certains de ses livres ou plutôt il les réécrivit en donnant à chaque public des versions différentes. Ses romans sont aussi des romans qui voyagent, des rives du Logone dans Les Racines du ciel, aux étendues du Big Sur et de la côte sauvage californienne qui ouvrent et concluent La Promesse de l’aube, en passant par les tempêtes de neige et l’immensité de la plaine russe dans Les Enchanteurs, les rives de la Baltique dans Les Cerfs-volants ou les nuits glacées de Pologne dans Education européenne.
Il faut parfois savoir oublier Romain Gary. Lire Romain Gary sans penser à l’homme à la vie hors-norme et rester collé au texte, ne s’intéresser qu’au texte, aux histoires qu’il nous raconte et cesser de jouer les psychanalystes de bas étage, à chercher l’homme aux multiples personnalités dans son œuvre. Les deux ouvrages de La Pléiade montrent tout son talent d’écrivain et la faculté à traiter des sujets très variés, avec des procédés eux aussi très variés. Comme s’il y avait plusieurs auteurs à l’œuvre.
Yann Suty
Volume I, Bibliothèque de La Pléiade, n°639, 1536 pages : Éducation européenne ; Les Racines du ciel ; La Promesse de l’aube ; Lady L. ; La danse de Gengis Cohn.
Volume I, Bibliothèque de La Pléiade, n°640, 1728 pages : Adieu Gary Cooper ; Chien Blanc ; Les Enchanteurs ; Gros-Câlin (Émile Ajar) ; La Vie devant soi (Émile Ajar) ; Pseudo (Émile Ajar) ; Clair de femme ; Les Cerfs-volants ; Vie et mort d’Émile Ajar.
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