Romancero Gitano (Romances gitanes) suivies de Complainte funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias, Federico Garcia Lorca, dans la traduction de Michel Host (André Sagne)
Romancero Gitano (Romances gitanes) suivies de Complainte funèbre pour Ignacio Sanchez Mejias, Federico Garcia Lorca, Editions Alcyone, coll. Mitra, 2017, trad. espagnol Michel Host, 51 pages, 16 €
Voici donc la traduction nouvelle par Michel Host du Romancero Gitano, et du Llanto por Ignacio Sanchez Mejias, de Federico Garcia Lorca, dans une édition revue et corrigée, et, il convient de le souligner tant est grande l’importance en poésie de la langue d’origine, dans une version bilingue des éditions Alcyone, qu’il faut ici remercier pour leur travail. Ces deux œuvres de Lorca sont très célèbres. Elles ont été abondamment analysées et commentées. Hymne à une liberté authentique, radicale, qui va jusqu’à la mort pour la première, « tombeau », comme l’on dit en musique, d’une personnalité exceptionnelle pour la seconde. A chaque lecture cependant, leur puissance d’évocation, leur éclat sont intacts et continuent de résonner encore longtemps, à l’oreille et dans la mémoire. Comme le vers, très représentatif, qui ouvre et scande Romance somnambule, Verde que te quiero verde, à l’effet proprement hypnotique.
Que le « Romancero » (je continuerai d’employer par commodité le titre habituel du recueil) soit une suite de tableaux, de portraits, de fragments de dialogues, on le vérifie à chaque fois. On est bien dans une sorte de théâtre, sur une scène, dans un cadre défini, mais une scène sur laquelle se joue un combat vital, un cadre qui sort du cadre pour ainsi dire, où l’artifice produit le naturel, où l’abstrait traverse le concret, où le légendaire au réel se mêle, où l’on atteint le cosmique. Une scène qui n’a rien d’une mise en scène, d’un jeu gratuit. Des tableaux vivants, de chair et de sang, assurément. Le caractère gitan, qui est une manière pour Lorca de désigner « la vérité andalouse et universelle », comme il le déclare dans la conférence qu’il donne sur son œuvre, ne doit pas faire écran à ce qu’expriment d’essentiel ces « romances ». Rien n’est arrimé, enclavé, enchaîné. Les forces conjointes du désir, de la volupté et de la mort emportent tout sur leur passage. Ce sont les « Sept longs appels, sept jets de sang, / et sept doubles fleurs de pavot / (qui) brisent d’opaques miroirs / dans l’obscurité des salons » (Mort d’amour). Elles détruisent autant qu’elles libèrent, dans un mouvement irrépressible, par une attraction bien souvent fatale. Y compris pour « celui à qui le jour fut annoncé » (pour reprendre la périphrase du traducteur), c’est-à-dire à qui a été annoncé le jour de sa propre mort, et qui, le jour effectivement venu, se tourne vers le mur et trépasse, comme soulagé.
Ce pourrait être cependant une succession d’images, de considérations générales, si nous n’avions pas affaire à l’un des plus grands poètes espagnols, au chantre du « duende ». La forme même choisie par Lorca est originale. Comme l’explique Michel Host (note 2, p.1), « le verso romance est le vers le plus ancien de la poésie espagnole, en usage depuis le XIème siècle », vers octosyllabe assonancé aux vers pairs. Le poète recourt ainsi à ce qui pourrait paraître comme un archaïsme pour y déployer la modernité la plus fulgurante. C’est que pour lui, le passé de la poésie, le passé de la terre andalouse, l’héritage du christianisme si prégnant même ne viennent pas en opposition à ce qui constituerait les traits marquants du contemporain, ses innovations formelles ou sa quête du présent. Au contraire, il intègre et fond tous ces éléments entre eux, les assimile à son propre univers (ce qui est le propre de tout véritable poète) et les transforme en les chargeant d’une signification qui lui est propre.
Ainsi, La nonne gitane réunit-elle deux caractéristiques opposées qu’on pourrait schématiser en une dualité enfermement/liberté, ordonnées rythmiquement de façon magistrale et dont la résolution se traduit symboliquement par des motifs de broderie tout à fait atypiques pour une religieuse. De la sorte, avec beaucoup de sensibilité, Lorca nous fait comprendre son rêve le plus intime, et le plus inaccessible pour elle. Comment ne pas penser aussi au triptyque des archanges, saint Michel, « éphèbe de trois mille nuits / aux fragrances d’eau de Cologne », saint Raphaël, « à l’arabe vêtu / de mille paillettes obscures / à la confluence des ondes », saint Gabriel enfin dont la « splendeur ouvre des jasmins / sur (un) visage illuminé » ? Plus encore peut-être, Le Martyre de Sainte Eulalie, la ville gitane mise à sac par la Garde civile (Romance de la Garde civile espagnole) ou Rixe, pourraient être des tableaux dignes du Moyen Âge, de ces « Mystères » qui rassemblaient des foules ferventes, sauf qu’au chrétien se substitue désormais le gitan, autrement dit ce qu’il y a de plus fondamentalement andalou.
La violence du meurtre, du massacre, du sexe, le sang répandu, la mort donnée et reçue, ainsi réorientés, réassignés à un tout autre but que celui habituel des conventions, deviennent en quelque sorte les prolégomènes d’une immersion plus large dans le magique, le surnaturel et le sensuel. D’une véritable transmutation. Si la lune prend l’enfant par la main et s’en va, c’est qu’il a peut-être quitté ce monde et abandonné sa famille gitane (Romance de la lune). La course des deux hommes pour rejoindre la gitane qui les attend dans sa lumière verte, mortifère, prend la tournure d’une quête, la quête d’un faux idéal formel et vide (Romance somnambule). Avec sa « voix d’œillet viril », Antonio Torres Heredia, « Camborio aux cheveux de crin », lutte à mort pour sa liberté de gitan et c’est comme une parade nuptiale qu’il exécute, avec « des bonds / ensavonnés tel un dauphin ». Les quatre lanternes de Mort d’amour brillent d’un feu inédit et insistant, celui du désir probablement, mais d’un désir interdit et cru à la fois, à l’instar de celui d’Amnon pour Thamar ou du « vent Barbe-Bleue » pour Précieuse.
Le Romancero néanmoins ne se laisse limiter par aucune interprétation. Malgré son succès public, il reste une œuvre indocile, farouche, rétive à toute réduction explicative. Il faut le lire et le relire, s’en abreuver comme d’une source profonde, et ce n’est pas le moindre des mérites de Michel Host que de s’être tenu au plus près des vers, quitte à paraître parfois littéral, afin d’en restituer autant que possible toute la force. De celle qui fait que la peine noire de Soledad Montoya est à jamais indomptable.
Ignacio Sánchez Mejías était un célèbre torero, amateur passionné de littérature et de « cante jondo », que Lorca et ses amis rencontrèrent lors de leur séjour à Séville et que le poète revit plus tard. Touché au plus près par sa disparition lors d’une corrida le 11 août 1934 (« la mort d’Ignacio est comme ma mort, l’apprentissage de ma propre mort », devait-il reconnaître, voir note 45, p.43), Lorca décide de lui rendre un dernier hommage. Son « llanto », que Michel Host traduit par « complainte funèbre » de préférence au plus classique « chant funèbre », naît de la perte de l’ami et s’élève à travers elle à l’ensemble de la condition humaine. A l’expérience que tout être mortel peut faire de sa propre finitude. Son rythme général est très marqué par la répétition d’un même vers dans trois des quatre parties qui le composent (A las cinco de la tarde, Que no quiero verla, Porque te has muerto para siempre), qui finit par créer comme une longue psalmodie du chagrin et du deuil au fort pouvoir de suggestion. A la musicalité envoûtante. Quatre parties qui sont comme autant de stations dans le cheminement intérieur de la douleur, dans la confrontation brutale avec la mort.
La survenue de l’accident mortel tout d’abord, du coup de corne fatal dans l’arène, scandée du leitmotiv « A las cinco de la tarde » (l’heure traditionnelle de la corrida en Espagne) simple, puissant et devenant quasi obsessionnel, comme s’il fallait le dire et le redire jusqu’à l’épuisement pour se persuader de la réalité de l’événement qui s’est produit.
La première réaction qui submerge le poète, ensuite, est le déni, violent, entier du décès, hautement symbolisé par cette exclamation elle aussi répétée inlassablement (Que no quiero verla) de ne pas voir le sang du torero répandu sur le sable de l’arène (La sangre derramada) et qui vire à la colère, voire à l’exaspération du « Non, ne me dites pas de le voir ! », ne me dites pas ce que je dois penser ou faire en cet instant.
Sur un mode peut-être plus apaisé mais non moins tendu, dans un agencement différent des vers regroupés en strophes de quatre ou cinq, vient le temps de la veillée du mort et de cette présence au corps-cadavre, objet de la troisième partie. Présence ultime dans l’intensité de la présence physique en voie de décomposition, de ce « corps de beauté » enfui à tout jamais, c’est l’étape du sensible, du visible, de ce à quoi se raccrocher une dernière fois (« Contemplez sa personne ») alors que « La pluie pénètre dans sa bouche » et que « L’air, comme fou, laisse sa poitrine se creuser ». « Corps présent » en proie au travail de sape de la mort, devant lequel, loin de faiblir, il convient de rester ferme et digne, « les yeux écarquillés / pour regarder ce corps sans possible repos ».
Ne reste plus alors que l’anéantissement total, sans rémission parce que sans Dieu (Âme absente est le titre de cette quatrième et dernière partie), du « Personne ne te connaît », de l’oubli cruel mais inévitable de tous les vivants « parce que tu es mort pour toujours ». Sauf pour le poète qui chante et chante encore l’ami mort, en une plainte universelle particulièrement poignante, tandis qu’« une brise triste (souffle) parmi les oliviers ».
André Sagne
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