Roland furieux, L’Arioste (par Didier Smal)
Roland furieux, L’Arioste, avril 2021, trad. italien, Michel Orcel, 720 pages (9,50 €), 816 pages (9,90 €)
Edition: Points
« Ayant lu l’Arioste deux ou trois fois par an depuis l’âge de quinze ans, il s’est placé tout dans ma mémoire sans que je me donne la moindre peine, et pour ainsi dire malgré moi, ses généalogies exceptées, et ses tirades historiques, qui fatiguent l’esprit sans intéresser le cœur ». Ainsi Casanova parle-t-il du Roland furieux (1532, édition définitive par l’auteur) de L’Arioste (1474-1533) à Voltaire, chez qui il est en visite en 1760. Il ajoute, concernant le poète : « je ne peux pas dire que je l’aime plus que les autres ; car je n’aime que lui ». Et de se livrer à une récitation des « trente-six stances dernières du vingt-troisième chant, qui font la description mécanique dont Roland devint fou ». Casanova récite devant une assemblée qui, Voltaire mis à part, ne comprend pas l’italien, et parvient pourtant à émouvoir, par le choix de les réciter « comme si ç’avait été de la prose, les animant du ton, des yeux, et d’une variation de voix nécessaire à l’expression du sentiment ».
La première des stances en question, la voici dans la traduction de Francisque Reynard, datant de 1880, la plus abordable, publiée chez Folio en 2003 :
« En regardant tout autour de lui, il voit des inscriptions gravées sur la plupart des arbres qui ombragent cette rive. Dès qu’il y a jeté un peu plus attentivement les yeux, il les reconnaît pour être de la main de sa déesse. C’était en effet un des endroits que j’ai déjà décrits, et où la belle reine du Cathay venait souvent avec Médor, de la chaumière du pasteur située non loin de là ».
Reynard a rendu en prose le texte de L’Arioste, avec élégance et vigueur, et à en croire Michel Orcel, cette traduction est, de toutes celles en prose, « la moins mauvaise de ces expériences ». Ainsi Orcel l’évoque-t-il dans la « Note sur la traduction » de son propre rendu du Roland furieux, en vers en l’occurrence ; Orcel, pour sa part, rend ainsi la stance 102 du chant XXIII de Roland furieux :
« Regardant à l’entour, il vit gravés
De nombreux troncs sur cette rive ombreuse.
Et aussitôt qu’il eut fixé les yeux,
Il reconnut la main de sa déesse.
C’était un de ces lieux que j’ai décrits
Où, de la case du pasteur, voisine,
Avec Médor, souventes fois, venait
Angelica, la reine de Cathay »
En s’astreignant à la contrainte du huitain de décasyllabes, dont seuls les deux derniers riment pour respecter « la forme close de l’original italien », les autres étant assonancés, Orcel a rendu au Roland furieux un rythme, une musicalité, que n’auraient peut-être reniés ni Casanova, ni Voltaire – et ceci même pour le lecteur à qui le texte original est inconnu et impossible d’accès faute de connaître l’italien. Orcel permet au lecteur francophone de lire une œuvre, originellement en vers, en comprenant à quel point elle est plus, bien plus qu’une succession de péripéties (entrecoupées de « généalogies » et de « tirades historiques » dont on admet avec Casanova qu’elles semblent bien vaines à qui n’appartient pas à la cour d’Hippolyte Ier d’Este, dédicataire flatté du Roland furieux). À qui a pris plaisir à la fureur racontante de L’Arioste dans la traduction de Reynard, Orcel offre la joie de comprendre à quel point cette fureur était associée à une autre, celle du style.
Pour ce faire, Orcel a créé une langue, on ne sait le dire autrement. Afin de respecter la contrainte formelle par lui-même imposée, il puise à toutes les sources possibles, celles de l’ancien français, tant son lexique que sa syntaxe, celles de l’italianisme, celles de la métonymie onomastique, celles des graphies multipliées (dans la stance citée ci-dessus, Angélique devient Angelica ; Roland devient Orlando parfois ; Roger, Ruggiero ; Marphise, Marfisa – pour ne citer que quelques exemples), et on en passe tant elles sont multiples. On imagine volontiers le poète-traducteur voguant d’un dictionnaire à l’autre, puis se levant de sa table, sortant pour une longue promenade, laissant son esprit se vider, et se rasseyant enfin pour écrire le mot juste, tant pour son sens que pour sa forme.
De la sorte, Orcel donne au Roland furieux, à tout ce qu’on croyait en savoir, un relief singulier. Ainsi des premiers vers de chaque stance, qui contiennent tous des considérations générales, et qui, isolées dans un ou plusieurs huitains, gagnent une intensité morale absolue, et le lecteur peut comprendre à quel point L’Arioste, en sus de distraire la cour d’un duc italien du seizième siècle, proposait une somme réflexive tant sur le fait de raconter en tant que tel que sur certains aspects philosophiques, politiques ou historiques. Mais là où ça devient sidérant, c’est lorsque la forme poétique met en lumière, pour le lecteur francophone, la construction parfaite des quarante-six chants, leur équilibre pourtant soumis à rude épreuve, puisque L’Arioste poursuit plusieurs narrations simultanées, passant d’un héros à une héroïne, de la France à l’Asie, d’un combat effroyable à une situation magique, du camp des chrétiens à celui des Sarrasins, les deux étant poreux – les deux surtout étant guidés par le même sens de l’honneur. Cette façon audacieuse que L’Arioste a de passer d’un plan narratif à l’autre gagne dans la présente traduction une vigueur non dénuée d’humour, comme le montre, par exemple, le passage de la stance IX à la stance X du chant XV : « Mais de cela je rendrai compte ailleurs,/Car il me faut m’occuper d’un grand duc,/Qui me fait signe et se met à crier/Que je l’abandonne en l’encrier.//Il faut que je retourne où j’ai laissé/L’aventureux Astolphe d’Angleterre ». Toutes les audaces du roman post-moderne, mais en 1532…
Tout cela, et bien d’autres choses encore qui procèdent d’une lecture universitaire du Roland furieux, d’observations dites et redites qu’on ne va pas répéter ici, on l’avait déjà appréhendé dans la traduction de Reynard, et même apprécié. La traduction d’Orcel ajoute une grâce, une vigueur, comme un retour aux sources. D’autant que le traducteur, conscient qu’il est en train de jouer avec les mots d’un autre, a la paradoxale honnêteté de modifier ce qui doit l’être pour que le texte soit agréable au lecteur francophone tout en signalant ses écarts les plus flagrants par un jeu de notes en bas de pages, qui indiquent même occasionnellement ce qu’écrit exactement L’Arioste dans le texte original, afin que le lecteur puisse prendre plaisir au texte lu sans en perdre le sens premier. Orcel a posé un choix, celui de trahir quelque peu le texte de L’Arioste afin de rendre l’esprit de son écriture, de son style – et aussi contradictoire que cela semble, c’est une réussite totale.
Cette réussite, c’est surtout celle d’un traducteur qui, ainsi que déjà indiqué, semble avoir créé une langue (il place son « Glossaire » sous l’égide d’une citation de Ronsard, « Je fis des mots nouveaux, je rappelai les vieux »), et, à vrai dire, en vient à finalement forger, à partir du Roland furieux, une œuvre, en tant que travail de la langue, unique et singulière, d’une rare vigueur. Une réécriture ? Oui, mais juste comme un miroir dont la surface présente çà et là une concavité ou une convexité qui pourtant permettent un reflet juste si pas exact. Probablement Casanova eût-il été satisfait, pour en revenir au chant XXIII, de la façon dont Orcel a pu rendre la folie de Roland, sachant que pour le Vénitien, « depuis que le monde existe, personne n’a su comment on devient fou, l’Arioste excepté, qui a pu l’écrire, et qui vers la fin de sa vie devient fou aussi » :
« La conclusion fut pour lui une hache
Qui d’un coup lui trancha le chef du col,
Quand ce vaurien d’Amour se vit repu
De lui avoir tant donné le bâton.
De cacher sa douleur, Orland s’efforce,
Mais il peut mal dissimuler ; enfin,
Bon gré, mal gré, il convient qu’il désarme
Et se répande en soupirs et en larmes ».
En guise de conclusion, reconnaissons que seules deux stances, et un morceau d’une autre, ont été ici citées afin de montrer l’excellence de la traduction d’Orcel ; qu’il suffise de dire que l’envie est forte d’en puiser deux, trois, cinq, dix autres au hasard – et que toutes seraient du même acabit. Et que les quarante-six chants qu’elles composent gagnent dans la présente traduction une grâce magnifique, et que le Roland furieux en devient un texte aussi vif que vivifiant, à la fois du seizième siècle et d’aujourd’hui. Orcel en a fait un classique véritable en langue française, en somme.
Didier Smal
L’Arioste (1474-1533) est un poète italien de la Renaissance, qui mena aussi une carrière au service de la famille d’Este. Son Roland furieux connaît un succès indéniable depuis sa première publication en 1516 et a inspiré de nombreux artistes.
Michel Orcel (1952) est un auteur (poésie, romans, essais) et psychanalyste français. Il a obtenu les Prix Diego Valeri et Nelly Sachs pour sa traduction du Roland furieux.
- Vu : 1892