Rivages oubliés, Gebran Saad (par Didier Ayres)
Rivages oubliés, Gebran Saad, éditions Lanskine, mai 2019, trad. arabe, Antoine Jockey, 48 pages, 13 €
Le poème spirituel
Je commence avec ces lignes la traversée de plusieurs lectures, à travers trois livres qui ont pris place récemment chez l’éditrice nantaise et parisienne Lanskine. Et, avec beaucoup de bonheur, je découvre la poésie de l’auteur syrien Gebran Saad, traduit de l’arabe par Antoine Jockey. C’est heureux en effet car ce recueil, petit dans son volume, ouvre de larges portes à ce qui fonde pour moi la poésie, c’est-à-dire, l’abandon, et ici plus précisément, l’exil. Et particulièrement, la combinaison d’un exil et d’une conscience spirituelle où se manifeste l’aspect douloureux que le poète et l’homme de foi nouent avec l’état d’exilé, appartenant de gré ou de force à deux situations géographiques, à la double douleur de son ici et maintenant. Cette expatriation due à la guerre, guerre complexe et fratricide, gît dans le cœur du poète comme une blessure intérieure. Mais pas d’images de presse, juste l’expression de la valeur du langage à l’intérieur de la complexité d’une foi, d’une espérance sombre.
Dès le premier poème on est saisi à la fois par la force de vie de l’expatrié, refugié en Suède à l’heure actuelle, et une spiritualité, une croyance qui n’hésite pas à faire de la douleur une forme de recherche du pardon. Par un hasard tout à fait factuel, je voyais il y a peu le film Sebastiane de Derek Jarman. Au-delà de la part plastique et érotique liée au martyre du saint, son supplice inspire beaucoup le cinéaste, qui cherche à expliquer comment souffrir rapproche de Dieu, de ce Dieu qui a lui-même souffert sur la Croix. C’est cette idée centrale qui est commune aux deux œuvres à l’esthétique différente. Ce recueil nous propose ainsi de réfléchir sur les limites de la conscience humaine, à son salut, fût-il mystique, le tout attaché profondément à l’amour de l’âme, l’âme personnelle, l’âme d’un peuple, l’âme d’une famille souffrante au milieu de la guerre :
Toutes mes connaissances sont parties :
Les sonneries des maisons
Les poignées de porte
Les mains qui tiraient
Le rideau du brouillard
Pour louer Dieu
Et la beauté de la lune de Damas
En octobre,
Tous sont partis
Cette déploration chrétienne de la guerre et de ce pays brûlé, si je puis dire, est décrite avec une grande intelligence. La guerre y est présente mais in absentia, évitant ainsi un affreux lyrisme des décombres et des destructions. On trouve peu de sang, juste le bruit que fait la guerre au sein d’une âme déchirée – et nullement ce poids malsain parfois des images que nous donnent les médias avides de sensations, adeptes des chocs.
Laisse le voile qui couvre ma tête
Ô chrétien barbu
Et pense à mes lèvres
Et à l’auréole dorée
Qui couronne la tête de Damas,
Dans ce monde
Nous sommes deux Syriens étrangers
Et nos baisers sont
Notre seul messie.
Le livre fait donc état d’une foi qui s’intériorise, d’une foi dans un Messie, messie chrétien à dire vrai, une foi plus généralement dans la puissance de vivre malgré et avec l’exil. On peut aller ainsi sur les travées de la résurrection, une résurrection de la résurrection, comme si nous pouvions revenir nous aussi sur le lac de Tibériade. Et tout cela sans mots superflus, juste au sein d’une sorte de chant dolent, de psaumes profonds et évocateurs. Il reste une impression de lumière triste et de désir rompu, l’image d’un pays sanglant, plein d’hématomes invisibles, un pays livré à une longue pénitence.
Me voici à la fin de cette page d’exploration poétique de ces Rivages oubliés, qui constitue le premier volet autour de l’activité éditoriale des éditions Lanskine, que je reprendrai dès la semaine prochaine dans les colonnes de La Cause, avec un second livre dont j’attends beaucoup.
Didier Ayres
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