Rio amarillo - Histoire crépusculaire, par Patrick Abraham
J’ai cette vision ou ce rêve dont je voudrais ici conjurer la puissance et l’effet : un garçon dort au bord d’une rivière. Peut-être s’agit-il d’un souvenir littéraire, pictural ou cinématographique, approprié ensuite par la mémoire et amalgamé à un souvenir réel jusqu’à les rendre indiscernables. Une dizaine de mètres le séparent de la berge, il est couché dans l’herbe, sur le dos, les mains derrière la nuque, un vélo près de lui. La lumière et le jeu des ombres permettent de situer la scène en milieu d’après-midi. Je suppose qu’il s’est baigné, seul ou non. Il porte un pantalon d’ouvrier et a le torse et les pieds nus pour profiter d’un soleil éphémère. Sa veste, de la même couleur que son pantalon, lui sert d’oreiller. L’herbe est assez haute. On remarque derrière lui un chemin de terre qui s’enfonce dans un bosquet. Un panier métallique, sur le devant du vélo (usagé et d’un modèle industriel), contient un sac en toile où a dû être placé le repas qu’il a pris tout à l’heure. Deux autres sacs plus volumineux sont attachés au porte-bagage. Les berges sur les deux rives sont désertes bien qu’on devine, derrière la végétation, des toits de maisons, le clocher, le campanile ou le bulbe d’une église. Je serais bien incapable de dire pourquoi cette vision me fascine.
Le garçon est beau, bien sûr, et par son âge et son allure il s’ajuste à des critères autant personnels qu’arbitraires, mais la cause n’est pas suffisante. Je ne saurais préciser ni l’époque ni le lieu. Je les imagine, pour le lieu du moins, assez distants du cadre où j’écris. La rivière qui fait un coude un peu plus loin pourrait être russe, italienne ou sud-américaine. Quant à ses eaux jaunâtres, non ! je suis trop mauvais géographe. Pour le jeune homme, aussi floue son image soit-elle, le nommer Enrique, Filippo, Roman ou Andreï ne serait pas audacieux. Il doit y avoir une petite ville sur l’autre rive, donc un pont ou un bac. L’usine qui l’emploie a été construite à proximité, en toute probabilité : avec une meilleure vue que la mienne, on distinguerait ses cheminées. J’aimerais entrer dans son sommeil, me glisser sous ses paupières. Je n’ai pas eu cette beauté à son âge et n’ai jamais travaillé à l’usine. Sa poitrine se soulève selon un rythme régulier. Un sourire heureux éclaire ses traits. Rêve-t-il à une jeune fille ou, ce serait un miracle, à un camarade ? Admettons qu’il ne se soit pas baigné seul : extrapoler un désir conscient pour un ami de joutes nautiques semblerait téméraire, mais j’ose penser qu’il les préfère sans se l’avouer, ces joutes, aux ennuyeuses promenades avec celle qu’il désigne déjà comme sa « fiancée » (ouvrière elle aussi mais dans une autre usine) et à la fatidique sexualité préconjugale. M’incarner dans cette jeune fille pour me rapprocher de lui serait un caprice inutile. J’en ébauche le projet, néanmoins : sa sottise m’interdit toute identification. Autant être ce petit chien qui gambade à proximité.
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Un peu plus tard mais le même jour (ma vision se déplace avec la célérité du rêve, avec la sympathie du souvenir), le garçon est remonté sur son vélo et, sur la berge, roule tranquillement, lâchant à plusieurs reprises le guidon pour pédaler les mains libres. Il a renfilé sa veste d’ouvrier et chaussé des espadrilles : le frais du soir doit tomber assez vite. Le vélo grince sur le piètre chemin. Des barques sur la rivière. Des pêcheurs. L’heure ne permet plus guère la baignade. Il arrive à un village, un hameau plutôt : la maison où il fait halte est l’une des premières, ni plus pauvre ni plus avenante que les autres. Des murs de brique, un toit de chaume ou de tôle. Un grillage sur le derrière enferme un jardinet où poussent des légumes, où picorent quelques poules. Du linge pend face à la porte à une corde. Une barrière en bois sépare la bicoque de la rue. La vieille femme qui étendait sa lessive se tourne vers lui, lui fait signe de la suivre. L’intérieur est sombre, mal éclairé par une unique ampoule, un feu chétif brûle dans la cheminée, on aperçoit une table devant la fenêtre aux rideaux à carreaux avec une assiette et des couverts sur une nappe, trois chaises, un lit dans un coin. Une image de la Vierge sur un mur à côté d’un calendrier. Il s’assoit, elle lui apporte un plat de soupe, une miche de pain, un fond de bouteille de vin, une carafe. Il mange lentement en jetant un œil à un journal à demi replié sur la table, en échangeant avec la vieille de brèves paroles, en regardant par la fenêtre la faible animation de la rue où le jour faiblit, où s’éloigne une charrette tirée par deux bœufs mélancoliques. Je ne sais d’où me vient la minutie de ces détails car il est clair que je n’ai jamais mis les pieds dans le pays ni dans la région où se déroule la scène et que la langue m’en est inconnue, mais une partie de moi s’y meut en terrain familier et je n’ai donc pas l’impression, ici, de développer un récit ou une histoire mais plutôt de me comporter en fidèle chroniqueur. La vieille ne partage pas le dîner du garçon : elle a déjà pris son repas ou des convenances l’obligent à attendre qu’il ait fini. Quelques minutes plus tard, Roman (ou Enrique) ressort uriner derrière la bicoque et allume une cigarette. Le ciel s’est obscurci, il ferme le col de sa veste puis, après avoir salué la vieillarde, renfourche son vélo, quitte bientôt les limites du village ou du hameau et disparaît à un tournant derrière une haie. Je souhaite continuer à ignorer le plus longtemps possible l’existence de sa « fiancée », chez laquelle je présume qu’il se rend. On entend les sonneries d’une cloche, une brume monte de la rivière, la lumière décroît encore et la nuit, en même temps que ma vision, mon souvenir ou mon rêve (mais quel y sera mon rôle ?), efface les contours du paysage.
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Je dois concéder une nouvelle bifurcation de ma vision ou de mon souvenir, un changement de direction du rêve. Il s’agit d’une chambre située dans le quartier populaire d’une capitale, vide pour l’instant. Son confort est aussi sommaire que celui de la bicoque paysanne de la vieille, à ceci près que des livres, des piles de journaux, des revues et des cahiers s’entassent sur les étagères, sur le bureau, sur le tapis élimé et jusque sous le lit aux draps d’une propreté douteuse. Il y a aussi, sur ce même bureau, un relief de repas, une bouteille de vin à demi remplie près d’un gobelet en métal et d’un cendrier. A côté de la fenêtre, un lavabo avec son inévitable miroir ébréché puis une parka suspendue à un porte-manteau et sur le pan de mur opposé deux reproductions encadrées : la première représente un agitateur politique dont le profil aigu et austère témoigne de l’ardeur de l’effort, des sacrifices et de la volonté sans faille nécessaires pour que triomphe la Révolution. Quant à l’autre photographie, c’est celle d’un jeune homme à peine plus âgé que notre ex-dormeur : la coupe artiste de ses cheveux, ses fines lunettes et son air méditatif s’opposent à l’énergie brutale de son voisin et on pourrait sans imprudence y reconnaître un poète d’avant-garde dont un recueil au moins doit se trouver sur une étagère. Le jour derrière la fenêtre, nuageux, finit de se lever : une perspective de gouttières, de toits couverts de tuiles ou de zinc, de cheminées fumantes, de lucarnes éclairées ou non, de balcons étroits où végètent quelques plantes laisse suggérer qu’on est au dernier étage de l’immeuble. L’éventuel baigneur vient d’entrer dans la pièce. Il a forci depuis sa dernière apparition, s’est élargi et porte maintenant une juvénile moustache. Ses cheveux aussi ont poussé. Son allure négligée, pour moi qui commence à le bien connaître (que je le nomme Filippo, Enrique, Roman ou Andreï), ajoute à son charme. Un sac en bandoulière d’apparence assez lourde, une casquette et une épaisse vareuse indiquent qu’il revient d’un travail de nuit ou d’une activité subversive. Le sac dont il a sorti un journal chiffonné est jeté au pied du lit, les chaussures de manœuvre balancées dans un coin et la vareuse rejoint la parka à son crochet. Il s’allonge sans se dévêtir davantage, allume une cigarette et parcourt les pages du journal comme s’il y cherchait la confirmation de quelque chose. Sans presque avoir besoin de bouger, il attrape un cahier sous le lit et, fébrilement, y écrit plusieurs lignes. Puis le cahier est glissé sous l’oreiller, le journal retrouve sa place sur sa pile, le mégot écrasé dans un cendrier et, dans la même position qu’au bord du fleuve mais cette fois (il ne doit pas faire bien chaud dans cette chambre) entièrement habillé, le sommeil l’enlise tandis que s’accentue la rumeur de la rue.
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Des bruits d’émeute ont éclaté dans un autre quartier. Ce pourrait être le lendemain. On a déjà dressé une barricade où une quarantaine de personnes d’âges divers, à l’allure d’ouvriers ou d’étudiants, ont pris place ; les commerçants ont fermé leurs vitrines et une unité de soldats s’est disposée à une centaine de mètres de la barricade, l’arme à l’épaule et un genou à terre, leurs chevaux derrière eux et les rues adjacentes bouclées. Dans un café derrière la barricade, l’agitation est intense. Une seconde barricade est en construction à l’autre extrémité de la rue, longue de trois cents mètres environ, si bien que cette portion de la ville est comme en état de sécession. Le jeune homme de la rivière et de la chambre aux deux photographies – l’impitoyable révolutionnaire dont un grand portrait à l’huile est d’ailleurs accroché ici à un mur, dans une pose encore plus virile et conquérante, et le poète adolescent aux yeux rêveurs – est accoudé à une table enfumée où une vive discussion s’est engagée. Il porte les mêmes vêtements (ou le même genre de vêtements) que dans sa chambre mais, s’il lui arrive d’intervenir dans le houleux débat en cours, il semble n’y participer que de biais comme si ses enjeux qui l’intéressent pourtant de près (car les soldats dépêchés dans le quartier et qui attendent des renforts ne vont pas tarder à passer à l’action) lui paraissaient lointains, sans rapport direct avec sa vie malgré les risques encourus. Un fusil dont le canon de métal s’appuie sur la table prouve qu’il ne flanchera pas quand l’assaut commencera. Les débatteurs autour de lui, barbus et chevelus pour la plupart, plus vieux que lui à une ou deux exceptions près et, selon leurs costumes et leurs attitudes, moins travailleurs manuels ou étudiants que besogneux intellectuels tels que les évoque Julien Gracq dans une notule consacrée à Vallès, s’apostrophent et se répondent avec véhémence, des pichets circulent, des journaux sont déployés, des tracts et des cartouches distribués, la serveuse quadragénaire qui va d’une table à l’autre dans la fumée des pipes et des cigares et le patron chauve derrière son comptoir semblent connaître intimement les consommateurs qui seront bientôt des combattants et, dans quelques heures peut-être, plus rien du tout. L’origine de l’émeute m’est incertaine. Va-t-elle se propager au reste de la ville ? Des grondements rendent l’hypothèse probable. Puisqu’il faut bien que j’entre dans cette vision ou ce souvenir et n’en demeure pas un comparse invisible, un exact témoin, mettons que je me sois moi aussi installé dans cette salle. Je regarde, j’écoute, j’enregistre en me faisant le plus discret possible car il ne faudrait pas grand-chose, je le conçois sans peine, pour qu’on me fusille dans une arrière-cour comme espion de la Police ou du Gouvernement après un jugement expéditif. Dire que j’écoute est excessif dans la mesure où, avec la meilleure des chances, je ne saisis que quelques mots de la langue employée. C’est le jeune homme de la mansarde qui capte mon attention même si deux ou trois profils, à la rigueur, pourraient m’émouvoir. De son côté, il ne me voit pas et au demeurant personne n’a remarqué ma présence comme si je n’étais pas vraiment là, ce qui atténue les dangers d’une exécution. J’ai réussi à commander de la bière, des œufs sur le plat et du jambon : j’existe donc au moins pour la serveuse qui a su sans méfiance interpréter mon baragouin. La discussion à la table principale se fait encore plus bruyante quand soudain, à un cri venu de l’extérieur suivi presque aussitôt d’un vacarme de fusillade, la salle se vide dans un fracas de chaises, tous les désormais assiégés se ruent vers la sortie, un fusil au bout du bras ou un pistolet au poing, et à mon tour je me lève et, la rue gagnée, constate qu’en effet à moins de cent cinquante mètres, de l’autre côté de la barricade qu’un épais rideau de fumée me dissimule presque entièrement et vers laquelle chacun s’est précipité (Enrique, Filippo, Andreï ou Roman inclus), l’attaque des forces de l’ordre ou de l’armée gouvernementale a débuté.
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Le despotisme du rêve, la liberté du souvenir m’obligent à revenir quelques années en arrière avant de constater les résultats de l’émeute. Le dormeur des bords de la rivière, le pédaleur distrait, le conspirateur nocturne, Enrique, Roman, Filippo ou Andreï (je ne vois pas l’intérêt de me décider pour un nom plutôt qu’un autre), a seize ans. Il a dû quitter l’école de bonne heure et trouver un travail aux alentours de son village ou sur l’autre rive, dans cette petite ville que j’aurais mieux aperçue sans ma myopie – à la fois par nécessité économique et parce que, dans sa famille, ce n’est pas l’usage qu’on poursuive des études, que ce serait presque, de manière inverse aux coutumes sociales dominantes et à la hiérarchie officielle, une façon de déroger. Il a été bon élève, pourtant, progressant vite sans trop d’efforts, et a conservé de ces années peu anciennes un goût vif d’apprendre et des habitudes de lecture rares pour son milieu. Des lectures confuses, plurielles, mêlant le meilleur et le pire, le haut et le bas : des poètes surannés ou ultramodernes ; des romanciers populaires ou novateurs ; toute une littérature contestataire dans la plus exigeante ou la plus relâchée des langues, mêlant le vrai et le faux, les éclairs et le plus ennuyeux brouillard, la rhétorique pompeuse et les formules illuminantes, et lui faisant peu à peu comprendre ce qu’il est, humainement et socialement, ce qu’on le confine à être, ce qu’il aurait pu devenir, ce qu’il haïrait de représenter. Tout cela bien sûr tel que je le subodore en le voyant devant moi, dans son atelier, à seize ou dix-sept ans. Sa beauté déjà s’affermit, tient à distance ou captive. Quand sa journée s’achève, des filles le lorgnent, l’aguichent, essayent de lui parler : il n’encourage aucune sans que je sache si c’est par timidité (cela m’étonnerait fort), par indifférence, par absence d’appétit, par scrupule de pureté ou parce qu’une seule l’attire. Je pourrais être une de ces filles. Afin de le contempler, de le dévisager mieux, je préfère prendre l’aspect d’un de ses camarades d’atelier, l’aimant en secret sans avoir encore la possibilité de mettre un mot sur ce trouble, se satisfaisant de sa présence même quasi indifférente, même dédaigneuse durant les heures de travail et le raccompagnant chaque soir à vélo jusqu’au coin de rue où leurs chemins se séparent, lui rejoignant le hameau de sa grand-mère et moi me dirigeant vers un faubourg ou un village, peu importe car ma fonction, dans cette vision ou ce souvenir, est de lui permettre de briller mieux par mon obscurité, d’acquérir substance et consistance – de passer du rêve au Réel ? Andreï ou Filippo a-t-il deviné quelque chose de cet amour – le mien ? Il faut croire que non. Je ne me trahirai pas. Un frôlement de bras, une parole aimable, un sourire abandonné suffisent pour ennoblir le monde. Quand il va se baigner à la belle saison, il m’arrive de le suivre et, caché derrière un arbre, de le regarder se dévêtir, entrer dans l’eau, s’ébrouer et nager. Et les joutes nautiques supposées, je suis certain que je n’y ai jamais participé : mon cœur, sinon, j’en ai peur, exploserait par excès de bonheur, de plénitude. Trois ou quatre années s’écoulent. Il a rencontré dans un bal, en été, cette « fiancée » qui me dérange. Elle veut se marier, avoir des enfants, une maison à eux. Dès qu’il lui parle de ses lectures ou de la praxis qui lentement s’est développée en lui, elle revient à ses marottes, exige un baiser, une caresse. J’ignore si c’est elle qui l’a dépucelé. Il doit y avoir un bordel, non dans ce bourg trop modeste et pudibond mais dans la ville voisine où, avec des copains, il s’est rendu à quelques reprises. Ou elle s’est « donnée à lui », comme on dit, une nuit d’août, dans un pré ou une grange, dans l’espoir de se l’attacher pour toujours. En pure perte : sans en avertir personne, surtout pas elle ! il s’est fait embaucher dans un chantier de la capitale et, un hiver, la plantant là sans un mot, sans une lettre d’adieu, il loue cette petite chambre où il m’est réapparu.
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Un matin rose et gris. Le jour promet d’être frais mais beau. Dans les quartiers bourgeois, la vie s’éveille. Des boutiquiers relèvent leurs rideaux de fer, des cabaretiers et des cafetiers aménagent leurs terrasses, des ménagères secouent des draps par les fenêtres ou lavent leur bout de trottoir à grande eau, des lycéens sortent de leurs songes, des crieurs de journaux entament leur tournée. Ma vision, avec la précise irréalité du rêve, avec l’obsession et la porosité du souvenir, découvre une rue saccagée, deux barricades éventrées, plusieurs maisons incendiées. Des corps un peu partout, dans les positions les plus étranges. Certains, semble-t-il, abattus par surprise, avec une unique plaie à la tempe ou dans le dos et un air d’effarement ou de mécontentement comme si on venait de leur faire une mauvaise blague. D’autres sur qui les assaillants se sont acharnés avec zèle et persévérance, déboîtant un bras ou une mâchoire, fouaillant un ventre, arrachant une oreille, écrasant jusqu’à en faire un amas de chair méconnaissable ce qui fut une main, un nez ou un pied. Une très jeune fille, la jupe remontée jusqu’aux cuisses, donne l’impression d’attendre encore son partenaire, mais la moitié du visage lui manque. Une vieillarde maigrichonne est embrochée sur un perron. Des rats rôdent, convoitent, dégustent. Des corbeaux volent et s’impatientent. Un cheval encore vivant, allongé sur le flanc dans son propre sang, les entrailles vidées, hennit une protestation muette. Une trentaine de soldats rigolards se tiennent en faction de l’autre côté de l’ex-barricade. D’autres, méticuleusement, inventorient les maisons étage par étage et les cadavres entassés. Une vingtaine de prisonniers attendent, menottés et parqués, devant une épicerie, la figure parfois tuméfiée, les vêtements couverts de sang et de poudre, les yeux hagards, terrorisés ou pleins d’une rage impuissante : je reconnais plusieurs des habitués du café. Ces horreurs trop communes, cette défaite prévisible m’ennuient : la rue s’efface, ma vision se trouble malgré la montée du soleil et je regagne la rivière. Filippo dormirait dans une position semblable à ce premier jour, mais les bras le long du corps. Les berges seraient désertes avec, en face, le clocher, le campanile ou le bulbe d’une église. Je demeurerais à l’écart, n’osant l’éveiller. Derrière nous, sur la route, passerait la même charrette tirée par les mêmes bœufs mélancoliques. Ou une autre charrette avec d’autres bœufs. Gambaderait dans l’herbe le même petit chien. Sa grand-mère serait morte, découverte déjà roide dans son lit par une aube pluvieuse. Il porterait cette fois un pantalon de toile noire et, sous une veste d’ouvrier à demi boutonnée, une chemise rouge d’achat récent. Rasé de près, les cheveux fraîchement coupés. Plus maigre que lors de son Epiphanie. Les pieds nus dans ses espadrilles. Des garçonnets plongeraient un peu plus loin dans le coude ombragé. Au passage d’une péniche, des vaguelettes se formeraient puis s’affaisseraient comme si non, décidément, ça n’en valait pas la peine. Je me serais assis sur une souche, à l’écart. Lui protégé par son sommeil et un bosquet de saules. Le jour commencerait à baisser et, entendant mais voyant mal les gamins dans l’eau, je frissonnerais par procuration. J’aurais remarqué, j’aurais imaginé un renflement sous sa braguette. Je guetterais un sourire me révélant des pensées et des désirs cachés. Sa « fiancée » serait oubliée, souhaiterais-je. Un peu inquiet, je m’approcherais, le crépuscule venant. J’aurais l’audace de m’accroupir à ses côtés. Ma main toucherait son épaule, irait plus bas jusqu’au torse et aux cuisses et une grimace de douleur, sans qu’il s’éveille, déformerait un instant ses traits : j’aurais tâté, j’aurais effleuré sous le pantalon de toile noire la présence d’un bandage couvrant une cicatrice. Ce visage aussi m’aurait paru marqué de fièvre. Je me glisserais sous ces paupières – enfin. Il n’y aurait plus que lui à cet endroit du bord du fleuve. Mon souvenir ou mon rêve reviendrait à la rue de l’émeute, mais juste avant l’assaut. Je serais l’un des premiers à bondir sur la barricade pour répondre au feu des assaillants. Enrique me suivrait à quelques pas, nous échangerions un geste d’encouragement ou de fatalisme. Tout serait simple à présent, pour moi, tout prendrait son sens : un violent coup de bâton me frapperait en pleine poitrine, guidé vers moi par la magie et la facilité du rêve, par la tyrannie du souvenir, je crierais à peine, m’écroulerais d’un seul mouvement en bas de la barricade, me demandant quelle sotte plaisanterie on m’aurait faite et entraînant Andreï dans ma chute, j’aurais les mains de Roman contre mon corps, se tachant de mon sang puis versant un filet de gourde entre mes lèvres, je verrais son regard et celui du jeune poète de la chambre interroger le mien, de plus en plus lourd, mon corps de plus en plus lourd, les bras d’Enrique tenteraient de me soulever et soudain je ne les sentirais plus, tout deviendrait noir autour de moi, en moi, et un courant glacé m’envahirait, accompagné dans la poitrine, à cause du coup de bâton, de la même douleur imprononçable, j’aurais les yeux fermés depuis longtemps, Roman serait parti depuis longtemps, s’échappant par exemple avec deux ou trois camarades, sans succès assuré, par l’entrée d’un immeuble ayant un débouché sur une autre rue, des balles criblant les murs pendant leur fuite. Mais Filippo se redresserait sur la berge de la rivière et marcherait en boitillant vers sa bicyclette. La fusillade se serait tue, à présent. Je ne souffrirais plus, à présent. Léger et vaste, à présent. La nuit tomberait sur le Rio amarillo.
Patrick Abraham
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