Rimbaud est vivant, Luc Loiseaux (par Patrick Abraham)
Rimbaud est vivant, Luc Loiseaux, Gallimard, novembre 2024, 271 pages, 39 €

Encore Rimbaud ? Oui. À croire qu’il est devenu une tête de gondole pour les éditeurs. Sans doute parce que la version affadie, commerciale de son mythe, pour reprendre le titre d’un essai d’Étiemble ayant fait du bruit en son temps, séduit nos contemporains et correspond à leur vision de la poésie et d’une carrière de poète.
Un « hôtel littéraire » à son nom (quatre étoiles) s’est ouvert à Paris, il y a quelques années : son chiffre d’affaires est florissant, paraît-il. Tant mieux pour son propriétaire, et tant pis pour lui, Rimbaud, qui a souvent dormi dans des bouges. À Charleville, son souvenir est partout, entretenu avec un sens de la réclame aiguisé. Librairie Rimbaud. Collège Rimbaud. Boulangerie pâtisserie Rimbaud. Coiffeur barbier Rimbaud. Médiathèque « Voyelles ». « Cuvée d’Arthur », même (excellente bière, au demeurant, à déguster, Place Ducale, un jour point trop pluvieux, avec un boudin blanc de Rethel).
La « supérieurement idiote entre les petites villes de province », la Charlestown détestée n’est pas rancunière, on le voit.
Édité par Gallimard cet automne, le livre de Luc Loiseaux, Rimbaud est vivant, semble avoir été publié pour profiter de cet engouement. C’est un objet étrange dont on ne saurait affirmer avec quel degré de sérieux ou d’ironie il convient de l’aborder ni même s’il vaut la peine d’en parler. Il a engendré pas mal de réactions, en tout cas, moins pour son texte, d’intérêt limité, que pour les images qui l’accompagnent.
Ces images ont été générées par l’intelligence artificielle, en effet, selon un processus long et complexe, puis patiemment retouchées grâce à un logiciel comme nous l’explique l’auteur, afin de susciter dans les moindres détails (vestimentaires, immobiliers, mobiliers…) et dans le grain et la couleur sépia spécifiques de l’époque l’illusion de photographies véritables du fils cadet de Vitalie Cuif, complétant les huit ou neuf répertoriées et illustrant, ou ayant l’ambition d’illustrer, en diverses circonstances, tels des clichés pris sur le vif, ses cinq années créatrices, de 1870 à 1875, comme si un malin journaliste, un Rouletabille sagace et obstiné, devinant par miracle sa gloire à venir, l’avait suivi pas à pas dans son intimité.
Rimbaud, chaussé de hautes bottes, dans une rue de Paris, les mains dans les poches de son impeccable redingote (couverture et p.202). Rimbaud et Delahaye à Charleville, vêtus en jeunes bourgeois (p.26). Rimbaud et Verlaine dans un café, souriants, des bouteilles d’absinthe devant eux (p.66). Rimbaud, visiblement de mauvais poil, récitant Le Bateau ivre (on le suppose) sous les yeux de confrères attentifs (p.69). Rimbaud et Verlaine affalés l’un contre l’autre sur un quai de la Seine, ivres morts ou quasi (p.91). Rimbaud à Roche près de la ferme familiale (p.162), l’air ennuyé. Verlaine vu de dos, dans une chambre d’hôtel de Bruxelles, pointant son revolver sur Rimbaud, assis devant lui et étonné (p.189). Etc.
Lorsque la première de ces images a été diffusée, des gogos ont été blousés.
Le résultat captivera, inquiétera ou provoquera l’indifférence, selon les goûts et l’humeur. On jugera ces pseudo-photographies plutôt réussies, incitant à la rêverie, ou leur kitsch parfois appuyé fera ricaner. Je ne me prononcerai pas. Tout au plus préciserai-je que Luc Loiseaux, qui n’a jamais voulu duper personne, a tenté de nous représenter un Rimbaud plausible, moins voyant (le génie poétique ne se traduit guère par l’apparence) qu’un peu voyou.
Trop plausible peut-être. D’où le succès de l’ouvrage ?
Un texte copieux est joint à ces images, je l’ai indiqué. Il ne les commente pas. Il ne les double pas. Il retrace sans prétention mais avec rigueur et honnêteté, en prenant appui sur les témoignages de ceux qui l’ont côtoyé ou qui ont enquêté sur lui (Ernest Delahaye, Georges Izambard, Paterne Berrichon…) et sur des extraits de poèmes et de lettres, l’existence de Rimbaud durant ces saisons qui n’ont pas toujours été infernales.
Les spécialistes n’apprendront pas grand-chose. Mais si l’ensemble incite à renoncer au mythe pour se tourner vers l’œuvre, dans la récente édition de la Bibliothèque de la Pléiade de préférence, ou à consulter la volumineuse et minutieuse biographie du regretté Jean-Jacques Lefrère, on s’en félicitera. Les esprits scrupuleux reprocheront à l’auteur d’hétérosexualiser hâtivement la vie sentimentale du poète avant sa rencontre avec Verlaine à partir de vagues indices (pp.36-43) et, à l’inverse, de voiler la très probable nature de ses relations avec Nouveau, avec qui il a partagé un appartement à Londres, 178 Stamford Street, entre mars et avril 1874 (pp.208-213), et qui aurait participé à l’écriture de certaines des Illuminations.
Le livre de Loiseaux a un autre mérite : celui de nous questionner sur la confiance que nous accordons aux images, aujourd’hui envahissantes, insidieuses, par conséquent sur notre rapport à ce que nous appelons le « réel », et surtout de nourrir le débat sur les liens actuels et futurs de l’intelligence artificielle avec les arts – en particulier, puisque tel est ici notre domaine, avec la littérature.
Doit-on envisager l’I.A. comme un danger pour la création, voire comme une menace de mort, si demain le travail de l’écrivain et du chroniqueur deviennent superflus et si des romans et des recensions fabriqués à la demande pour des consommateurs paresseux ou, pourquoi pas, pour des lecteurs avertis satisfont les attentes, remettant en cause la raison d’être et la pérennité de la littérature et de la critique littéraire, ou faut-il la considérer comme un auxiliaire efficace dont nous devrons, comme pour tout outil technique inédit, apprivoiser le maniement ?
Si je suis bien informé, l’I.A., pour le moment, permet de produire des textes « à la manière de » Baudelaire, Proust ou Barthes (par exemple et pour me référer à trois genres), décevants, car prévisibles et redondants, donc inutiles. Elle n’est pas capable d’inventer les exceptions (au sens sollersien du terme) qu’ont constituées Les Fleurs du mal, La Recherche ou S/Z, à la fois nécessaires, inaugurales et imprévisibles.
L’I.A. réitère, duplique, adapte, imite, pastiche des modèles authentiques dont elle a intégré (dont on lui a fait intégrer) les procédés, avec soin et docilité mais sans cet écart (ce sfumato interprétatif, aurais-je envie de dire) qui trahit l’irréductibilité de l’intervention humaine. Elle n’invente pas ces modèles et ces procédés, pas plus qu’il ne lui est possible d’inventer l’équivalent d’un Poussin, d’un Van Gogh ou d’un Picasso.
Mais qui nous assure qu’à ces fonctions subalternes s’arrêteront bientôt ses pouvoirs ?
Patrick Abraham
- Vu: 538