Rien que l’amour, Poésies complètes, Lucien Becker (par Didier Ayres)
Rien que l’amour, Poésies complètes, Lucien Becker, La Table ronde, mars 2019, 448 pages, 10,50 €
Nature de l’obsession, obsession de la nature
Devant l’œuvre complète d’un poète, bien souvent je suis l’évolution de la forme poétique – par exemple, dans le cas de Rilke où je voyais au fur et à mesure de ma lecture que le poète tendait vers son œuvre magistrale, arrivée à la toute fin de sa vie – pour en déduire le climax et le moment d’apothéose, quelque chose comme le moment sublime. Ici, tout est donné dès la première strophe. On y voit la densité et le chant de Becker et on entame ainsi une découverte très ordonnée, très corsetée. Et cette célérité à définir un cadre de quatre vers par strophe, d’aller de strophe en strophe jusqu’à la fin de l’ouvrage – lequel se conclut sur des poèmes posthumes ou inédits qui font état de textes non conformes au rythme des quatre vers par strophe –, est un exercice unique. Je comparerais cette monomanie à celle des sonates de Domenico Scarlatti, qui, comme on le sait, a écrit durant sa vie plus de cinq cents sonates, à l’exclusion presque totale d’autres formes musicales.
Du reste, ici se construit un travail régulier, au rythme précis et presque lancinant, une façon de voir le monde à travers la poésie, un monde où se répètent les obsessions cadencées par une forme de quatre temps comme en musique. Rythme, goût pour la forme répétée, prosodie de périodes strictes, période poétique, mélopée, psalmodie, qui pourraient correspondre à l’enjeu d’une musique minimaliste comme l’ont conçue les Américains.
L’ombre ne peut sortir du bois
qu’à la tombée de la nuit.
Elle gagne alors sans bruit
les lits couverts de soie.
Dès qu’une lampe s’allume,
elle rentre dans les murs,
s’y referme comme une blessure
qui va saigner dans les vitres.
Elle veille parmi les pierres
à l’affût des vignobles de clarté
que le soir fait jaillir
d’un sol de plus en plus proche du ciel.
Elle demeure au fond des verres
autour d’une étincelle de jour
qu’elle entretient avec amour
pour que demain le monde se lève.
Une fois établi le contexte technique, je dirais que cette poésie, qui n’est pas visionnaire, se conçoit comme en rapport avec une réalité intérieure, s’argumente essentiellement comme un rapport à la nature – ainsi qu’à l’Éros féminin, mais dans une mesure moindre s’agissant du volume, de la quantité. Oui, c’est la nature qui préoccupe Lucien Becker, et avec elle une quête du bonheur – qui s’approche peut-être des Propos sur le bonheur du philosophe Alain, donc un bonheur physique et matériel, un bonheur du bon sens. Cette prosodie régulière et son caractère charnel n’empêchent pas des interrogations graves et profondes, à savoir : l’amour, la femme, l’Autre, la mort, l’attente… Car je crois que l’intérêt principal de cette poésie réside dans la transparence, une sorte de poème qui ne dirait que ce qu’il dit, à la façon célèbre de Pessoa. D’ailleurs, il n’est pas inutile de savoir que L. Becker a été inspecteur de police. Et sa phrase est en ce sens comme un rapport, un document qui exige la clarté des faits, avec des expressions qui décrivent avec exactitude des gouttelettes d’eau par exemple, jouent sur la description de la lumière, du soleil, capturent le moment où les arbres bruissent.
Les chemins tournent dans les moissons reposées
avec l’assurance des choses qui sont éternelles.
Je foule des routes et des rues qui n’abordent
qu’au seuil de la souffrance ou de la mort.
Il y a, je le répète, une sorte d’inquiétude, un immense appel sans fin de la création, obsessionnel tout comme les strophes l’exigent, et c’est dans ce cheminement au sein d’une vie que se trouve le plaisir du lecteur. Une dernière chose à savoir, c’est que Lucien Becker n’a pas écrit toute sa vie, mais sur une période assez courte en définitive, annonçant en 1966 qu’il n’écrirait plus, et nous connaissons d’illustres poètes qui ont décidé de ne plus écrire (Denis Roche notamment). Donc profitons de cette poésie et de sa profusion modelée, modérée, moderato-cantabile, modérée et chantante comme le dirait le musicien.
Didier Ayres
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