Revue Critique N°788-789 : Georges Bataille, d'un monde l'autre
Georges Bataille, D’un monde l’autre, Revue Critique n°788-789, Janvier-Février 2013, 192 pages, 14,50 €
Si l’on ne craignait pas d’admettre qu’il existe depuis peu autour de son nom comme une espèce d’effet de « mode », tant Georges Bataille semble désormais l’un des auteurs les plus cités, les plus étudiés, les plus traduits, on pourrait s’étonner que le cinquantenaire de sa disparition l’an dernier ait été célébré en France aussi discrètement. Certes plusieurs publications, plusieurs hommages, plusieurs colloques ici ou là, à Paris ou à Vézelay notamment, ont bien salué l’énormité d’une pensée acharnée à dire l’homme tel qu’en lui-même, une fois débarrassé des téguments de la raison, de la morale, du savoir, de Dieu sinon de la religion… Voire. Mais c’est sans doute que quelque chose résiste encore dans le scandale de cette œuvre qui se refuse à la digestion contemporaine, que celle-ci passe par l’innocuité de l’analyse ou par la neutralisation esthétique. Du reste, les détracteurs de tous bords ne manquent pas : c’est toujours ça.
La Revue Critique, qu’il a fondée en 1946, et qui lui avait déjà consacré un incontournable numéro hommage en 1963 sous la direction de Jean Piel, vient, en guise de défi, de récidiver, en confrontant les années du Collège de Sociologie et celles du « collège planétaire de ses lecteurs d’aujourd’hui ». La formule peut faire sourire. N’empêche.
La section intitulée À demain au Collège !, première partie de l’ouvrage, réunit un aréopage de critiques qui reviennent sur cette ahurissante entreprise des années 1937-1939, années de « la fin de l’après-guerre », alors que le monde entier s’apprête à l’implosion qu’on sait. Bataille s’y jette littéralement tête la première, après l’échec de Contre-Attaque avec Breton, et sensiblement au même moment que l’obscure Acéphale. Donc, forger une « autre » communauté, ou une communauté « autre », resserrer le groupe autour du même abîme de la mort affrontée, inventer un « autre » sacré qui soit capable de conjurer la menace fasciste et l’aveuglement des masses par l’embrasement du savoir et la mise en jeu du sujet dans l’objet de son propre savoir… Fondées sur sa conception « hétérologique » de l’expérience humaine, les réflexions de Bataille portent donc par exemple sur les « Rapports entre société, organisme et être », les phénomènes d’attraction et de répulsion constitutifs des ensembles sociaux, la transformation rituelle d’un sacré « gauche » (répulsif : le sacrifice) en sacré « droit » (attractif : la messe) ou encore la question du pouvoir dans la communauté, et singulièrement dans l’armée et dans les sociétés secrètes par opposition au pouvoir démocratique fantoche.
Denis Hollier (Pour le prestige : Hegel à la lumière de Mauss) distingue la notion de don au sens de réciprocité telle qu’on la lit chez Mauss de celle que Bataille lui reprend, pour la ramener à l’idée de dépense pure, de perte, potlatch à la fois plus conforme à l’hétérologie comme à la question de la reconnaissance hégélienne telle que Kojève en dispense l’enseignement au même moment. Question cruciale en effet que celle-là, et qui n’a cessé d’inquiéter Bataille non seulement au sein du Collège, face à Caillois ou Leiris par exemple, mais à l’extérieur, face à Breton notamment.
Georges Didi-Hubermann (La colère oubliée) s’interroge sur la disparition de la référence pourtant déterminante à Picasso, et aux diverses luttes politiques/picturales auxquelles son nom sert d’emblème contre le fascisme.
Après avoir longtemps mis en évidence la « ressemblance informe » dans Documents en particulier, le Collège est vu par Dominique Kunz-Westerhoff (Face au nazisme : faire image) comme le moment d’une réhabilitation de la ressemblance, foyer de ce nouveau sacré qui contribue paradoxalement, et de façon souterraine, à un rapprochement avec l’image surréaliste dont on a tant voulu s’éloigner, mais en lui réfutant alors tout caractère poétique pour y voir plutôt un fait social agissant.
Mais même au sein même du Collège, les dissensions demeurent. Si Leiris semble plus attaché aux questions d’esthétique, c’est surtout Caillois et sa fascination absolue pour la guerre qui retiennent l’attention (Caillois la guerre aux trousses, Philippe Roger). Séduction étrange, ambiguë, inquiétante, ancrée dans la biographie la plus intime, et qui voit celui-ci lire toute manifestation démocratique comme fatalement inscrite dans un processus fascisant qui mène droit à la guerre.
Laurent Jenny (Le principe de l’inutile ou l’art chez les insectes) oppose d’ailleurs un Caillois du Collège, considérablement influencé dans son étude de la mimétique animale par la théorie du potlatch de son ami Bataille, et par sa dynamique putride de la matière, et un Caillois des années 60, plus sensible au luxe exceptionnellement artiste de l’insecte faisant triompher le génie naturel de la dissymétrie. D’où le discrédit à la fois méthodologique et scientifique de ses observations, dont l’intérêt moins objectif que subjectif est alors plutôt d’y voir en filigrane « une remarquable perméabilité aux extrapolations et aux fantasmagories d’une époque ».
« Le paysage français de la fin des années 1930 présente de grandes masses compactes, structurées, hiérarchisées et, à côté d’elles, des zones de coloration confuse », observe de son côté Pierre Antoine Fabre, lorsqu’il tente de rendre compte de la porosité entre la pensée jésuitique et le Collège (Les Jésuites au Collège), par l’intermédiaire d’un certain nombre de références théoriques, d’« exercices » pratiques et de passeurs idéologiques comme Gaston Fessard.
Enfin, Muriel Pic (Penser au moment du danger. Le Collège et L’Institut de recherche sociale de Francfort) revient sur « cette rencontre manquée » entre l’Institut de Francfort et le Collège, malgré des points de tangence évidents (la critique du capitalisme, du triomphe de la raison…). Walter Benjamin, chargé de rendre compte des activités du Collège à Adorno ou Horkheimer, aux USA, s’inquiète de ses tendances fascisantes lorsqu’il fait après Contre-Attaque l’apologie et même l’instrumentalisation du mythe.
Ce premier volet se termine par des documents de tout premier ordre, en l’occurrence des fragments de la correspondance de Benjamin avec Horkheimer, justement (amusante réserve de Benjamin, soucieux de ménager Bataille à cause des facilités qu’il obtient grâce à lui à la Nationale…), suivis d’un bref compte rendu d’Adorno sur Caillois et du témoignage (notes, lettres à Paulhan…) d’Edith Boissonnas, « la seule femme qui ait assidûment suivi les réunions du Collège ».
La deuxième partie de la revue, Et demain le monde ?, tente de rendre compte de l’actualité de la réception de Bataille à travers le monde, à la fois par le développement de ses traductions et la multiplication des études qui lui sont consacrées.
Au Japon, sa découverte à partir de la fin des années 50 « coïncide avec la vogue des Nouveaux Romanciers dans l’archipel » (De l’émerveillement à la recherche : Georges Bataille au Japon, Yoshikazu Nakaji). Sans bien évaluer d’emblée l’héritage profondément occidental d’une pensée qui n’a paradoxalement de cesse de le subvertir, ce à quoi s’attache depuis 1980 une nouvelle lecture critique, la réception japonaise est attisée par des passeurs considérables comme Mishima, qui en « nationalise » cependant l’apport.
La Russie s’est longtemps montrée autrement plus réservée sur l’accueil de Bataille (Georges Bataille en Russie : de la révolution sexuelle à l’invasion sacrificielle, Elena Galtsova), peut-être précisément à cause de la véritable « passion russe » lisible dans sa pensée comme dans ses amours. Il faut attendre les années 1990 et la chute du bloc soviétique pour qu’on lui accorde un intérêt enthousiaste, et que de jeunes chercheurs russes tentent « de trouver aux idées de Bataille une actualité politique ».
En Allemagne (Une hétérologie de la réception : Bataille en Allemagne, Marcus Coelen), sa lecture passe par une réévaluation de sa position vis-à-vis du fascisme d’une part et de l’Institut de Francfort d’autre part. On y note aussi un regain d’intérêt pour Bataille dans les domaines de l’anthropologie historique, l’ethnologie ou l’art, après le violent discrédit jeté par Habermas.
Dans les pays anglophones (Champs de Bataille dans le monde anglophone, Stefanos Geroulanos), on identifie plusieurs questions nodales qui concernent les études batailliennes, autour du problème du mysticisme et de l’athéologie, autour de la question du genre, autour de ses théories esthétiques et enfin autour du rapport entre le sujet, l’Etat et le pouvoir politique.
L’Italie a depuis longtemps montré un vif enthousiasme pour Bataille (En Italie : Bataille métaphysicien ?, extraits de l’entretien entre les philosophes Franco Rella et Susanna Mati, présentation et traduction d’Yves Hersant), qui y compte en effet d’éminents spécialistes (Marina Galletti, Jacqueline Risset, Giorgio Agamben…). Ici, il s’agit d’insister sur sa philosophie non politique, et d’affirmer que « tout se ramène chez lui au problème métaphysique ».
En France enfin (Georges Bataille, du dégoût au sublime ?, Jean-François Louette), plusieurs publications ou rééditions ont diversement marqué ces dernières années, que Jean-François Louette présente et commente, en posant finalement la question en effet métaphysique d’un « dégoûtant [qui] conduirait au sublime ».
Pluralité des époques, pluralités des cultures, pluralité des lectures, pluralités des réceptions : voilà bien, avec ce numéro de Critique, Georges Bataille plus que jamais au cœur des questionnements qui se posent à l’homme confronté à l’expérience des limites. Fût-ce celles que le monde contemporain lui impose comme jamais, et auquel il n’en finit pas de renvoyer son infracassable noyau d’énigmes brutes.
Frédéric Aribit
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