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Revue Contrelittérature, n°6, année 2023, Anarchie souveraine (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham 31.01.24 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Revues

Revue Contrelittérature, n°6, année 2023, Anarchie souveraine, Contrelittérature éditions, 2023, 197 pages, 15 €

Revue Contrelittérature, n°6, année 2023, Anarchie souveraine (par Patrick Abraham)

 

L’anarchie, et l’anarchisme, n’ont pas bonne presse aujourd’hui. On pourrait même qualifier la pensée anarchiste de quasi absente dans le paysage idéologique contemporain – dans le paysage visible du moins. Ou, lorsqu’on l’évoque, c’est pour la révoquer : on l’associe au chaos, au tumulte, à la désagrégation. L’avenir, on le sait, est plus que jamais au spectacle, c’est-à-dire à la marchandisation, matérielle comme humaine, à la réduction des individus à leur capacité à consommer et à la numérisation (qu’on prenne ce terme en son sens le plus vaste). Astolphe de Custine, dans La Russie en 1839 (réédition Classiques Garnier, 2018), parle des villages de façades qui faisaient croire à Catherine II, lors de ses voyages dans les provinces reculées, à la prospérité de son Empire. Nos démocraties de façades, bien qu’elles ne dupent personne (excepté ceux qui ont intérêt à être dupés, ou à le laisser entendre), ont plus de solidité que les bourgades inexistantes destinées à leurrer la tsarine.

Dans mes années lycéennes, sous l’ère mitterrandienne, pour ne pas me rajeunir, nous écrivions le sigle anarchiste sur les murs des édifices publics, mes rares camarades initiés et moi. Nous lisions Fourier, Bakounine, Rosa Luxemburg, sans peut-être les comprendre, auxquels nous mêlions avec inconséquence Lautréamont, Rimbaud ou l’Héliogabale d’Artaud. Nous étions naïfs. Nous avions foi en la potentialité des mots à « changer la vie ».

On saluera donc le numéro de la revue Contrelittérature, fondée par Alain Santacreu, consacré à l’anarchie souveraine, sous la direction de Mehdi Belhaj Kacem et sous les auspices de Jean-Luc Nancy, de Walter Benjamin et de Daniel Pommereulle. Malgré l’inégalité inévitable des contributions, sa lecture s’avère revigorante.

Le temps et l’espace me manquent pour en répertorier tous les articles. Je signalerai quelques repères qui me semblent significatifs (et incitatifs) :

En guise d’introduction (p.7-8), Giorgio Agamben rappelle qu’être anarchiste, c’est d’abord « s’affranchir de la dialectique du maître et de l’esclave » et refuser non l’État en lui-même mais la coïncidence entre « l’État et l’administration dans la gouvernance des hommes ». Amel Nour (p.23-28) souligne avec audace que « l’anarchie court toujours » et qu’elle retrouve politiquement et philosophiquement sa légitimité dès que « l’ordre règne à la place du règne sans règne de la vie ».

Thibaut Rioult (p.45-47), à partir du concept de « levier » et de l’œuvre de Simone Weil, définit l’anarchisme comme une « anti-puissance » et un « contre-savoir » propres à résister aux puissances et aux savoirs dominants pour que surgisse « un ordre sur-naturel, émancipé et humainement habitable ». Guillaume Basquin (p.81-86), co-fondateur des éditions Tinbad, revient sur l’anonyme, inconfortable et bien sûr vilipendé Manifeste conspirationniste, attribué à Julien Coupat (?) et publié par le Seuil en 2022.

Mehdi Belhaj Kacem (p.89-98), dans une mise en perspective historique, s’interroge sur les diverses dimensions du mot « anarchisme », en s’appuyant sur Proudhon mais aussi sur Reiner Schürmann et David Graeber et sur leur actualité brûlante en période de crise sanitaire planétaire et de tentations post-humanistes. Alain Santacreu (p.163-176), à travers l’opposition fraternelle d’Epiméthée et de Prométhée, et en se référant à la tradition orphique (cf. Gianni Carchia, Orphisme et tragédie, La Tempête, 2020) et à Ivan Illich, conclut avec pertinence : « Le désespoir de participer à la société prométhéenne est le seul espoir de la briser (…) ; le système ne peut intégrer l’espoir du désespoir car cette désespérance ne provient pas d’un avoir mais d’un anti-avoir ».

Je renvoie les lecteurs aux interventions successives qui jalonnent ce numéro – à celles sur lesquelles je ne me suis pas arrêté en particulier. Un parcours étoilé se dessine qui, s’il ne convainc pas à tout coup, suscite la méditation. Les propriétaires du discours nous incitent à nous résigner : aucun autre horizon n’est possible, nous répètent-ils ; sortir du « cercle de la raison » serait une folie suicidaire et renoncer à « vivre et penser comme des porcs », pour citer le titre d’un essai magistral de Gilles Châtelet (Gallimard, 1998), pire qu’une faute, un crime. Alain Santacreu et ses collaborateurs ne cherchent pas à convertir. Leurs textes ne sont pas prescriptifs. Mais ils tracent des chemins, ou des idées de chemins. Mais ils honorent une plus haute vertu : la liberté d’effectuer un pas de côté au risque de s’égarer (on ne s’égare jamais sans profit) en période d’enrégimentement universel.

Je voudrais pour conclure éclairer la figure réfractaire de Raoul Vaneigem. Le Traité du savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, 1967), l’Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire (Seghers, 1990), et la préface aux Libertins d’Anvers de Georges Eekhoud (Aden, 2009), n’ont pas pris une ride. Dans la pénombre où nous végétons, la voix de Vaneigem, par ce qu’elle nous dit comme par la manière dont elle le dit, l’exercice du style constituant en soi une rébellion, demeure salutaire.

 

Patrick Abraham



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