Révoltée, Evguénia Iaroslavskaïa-Markon (par Philippe Leuckx)
Révoltée, trad. russe Valérie Kislov, 176 pages, 16 €
Ecrivain(s): Evguénia Iaroslavskaïa-Markon Edition: Seuil
« Mon autobiographie » est le récit hallucinant d’une vraie « révoltée » contre les abus d’une société communiste et qui va le payer très cher. Le parcours de cette jeune Russe, née en 1902 et exécutée en 1931, appelle tous les qualificatifs : extraordinaire, terrifiant, naturaliste en diable, affolant de vérité.
Dès l’adolescence, Evguénia s’oppose, se rebelle, se voit exclue du secondaire ; elle est une âme qui bout sans cesse, exalte la franchise, décourage les tièdes. Entre Moscou et Leningrad, sa vie connaît une foultitude de soubresauts.
Epouse du poète Alexandre Iaroslavski (1896-1930), elle explique dans son autobiographie comment elle en est arrivée à défier tous les pouvoirs. Dès les années 20, le couple connaît nombre d’intimidations, d’exils (voyage à Berlin, Paris), d’arrestations, d’assignations à résidence. Le poète terminera son parcours dans les camps des îles Solovki. Sa femme, condamnée, sera exécutée. Elle avait vingt-neuf ans.
Ce témoignage d’une femme libre, rebelle, donne un tableau effrayant des premières années du gouvernement communiste russe. C’est déjà l’heure des camps, du Goulag qui s’installe, sépare des familles, sème la terreur. L’autobiographie, recueillie au milieu de documents officiels (instruction, procès et condamnation), d’un récit d’un gardien de prison, fut la défense pour Evguenia face à ses bourreaux : conter ce que fut son destin.
Tel quel, le grand réalisme du livre (sauvé de l’oubli, découvert très tardivement) en fait un récit quasi historique d’une époque donnée, des années 1921 à 1931. On frémit comme à lire Chalamov, Soljenitsyne et quelques autres. Il y a là un art de conteuse du réel qui époustoufle par sa lucidité, sa noirceur, car Evguénia a fréquenté les voyous, la pègre, pour prendre le pouls de la société ; elle a connu la faim – qu’elle s’est imposée –, elle est devenue voleuse professionnelle, moult fois arrêtée et relâchée pour ses larcins.
Peu d’équivalents en littérature d’une telle sagacité à se dire sans aucun frein moral, sans tabou. Son livre demeure comme un témoin insigne d’une époque qu’on comprend qu’elle soit honnie tant elle fut détestable pour les droits de tous.
Un très grand livre.
Philippe Leuckx
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