Revenir du silence, Michèle Sarde
Revenir du silence, septembre 2016, 408 pages, 21,50 €
Ecrivain(s): Michèle Sarde Edition: Julliard
Faut-il mettre un genre sur un livre ?
Récit, documentaire, témoignage, biographie, recueil d’archives, le roman indiqué comme tel est ici un ensemble dynamique sans limites, une forme vivante, là toute sa puissance et sa cohérence. Mais pas seulement. Il faut s’ancrer davantage dans ces pages, s’y enfoncer, suivre les personnages à la trace, les vrais, ceux qui ont vécu, détailler les figures sur les photos sépia, les cicatrices et les papiers lacérés voire reconnaître des traits communs, peut-être même une filiation : ici les ancêtres de Michèle Sarde, famille judéo-espagnole expulsée d’Espagne par les rois catholiques, réfugiée, recueillie, issue de l’Empire ottoman.
« Un roman à clés qu’il me fallait déverrouiller moi-même pour comprendre où je voulais en venir ou plus exactement d’où je voulais venir (…). Née en France, moi je l’étais, et je le répète, afin de faire tout particulièrement plaisir à l’auteure de mes jours, au fond de son tombeau, dans un petit cimetière de la Brie. Et cette naissance-là, ma mère la considérait comme la plus grande chance qu’elle ait pu m’offrir, et le cadeau des bonnes fées, des fées authentiquement celtiques, convoquées par elle autour de mon berceau, dans l’Ille-et-Vilaine profonde ».
Les faits, ils sont authentiques, ils sont personnels, ils sont historiques. Les éclats hier, les blessures individuelles inscrites dans les peaux : l’auteure excelle dans l’art de la biographie, ici celle de sa mère ou des siens. Mais pas seulement. Ce sont toutes ces autres familles, leurs confessions et leurs appartenances pour tout bagage, ces foyers d’identités dont il faudrait défendre l’essence sans jamais s’attacher ni aux contours ni aux trajectoires.
« Et c’est parce que ses aïeux ont choisi et rebâti que Maïr, quatre siècles plus tard, se trouve confronté à une alternative de même nature : rester ou quitter la ville où ils ont trouvé refuge et installé leur tribu ? Et que moi-même, son arrière-petite-fille, contemporaine d’autres vagues de réfugiés du monde qui se pressent sur les mers et les frontières pour échapper à de nouvelles malédictions, j’essaie aujourd’hui de les suivre (…) ».
Porter en soi sa demeure et ses héritages. Et garder près de soi le plus petit objet, il servira à bâtir un toit. Il faudrait pouvoir conserver le moindre souvenir comme un rempart, la moindre saveur comme un pilier.
« Sarika n’oublie pas l’oignon qui lui tire bien des larmes, mais qui fait partie des préparations sépharades rituelles alors que l’ail n’y figure pas ».
Et toutes ces odeurs d’aubergines grillées dans les narines des enfants, ils sont à la bonne hauteur eux pour s’en nourrir. Ils n’omettront pas les gestes précis des adultes, ni les musiques, ni de mettre des couleurs sur les mots pour désigner tel ou tel mets.
« Les œufs marron, cuits au four pendant des heures dans la pelure d’oignon, le marc de café et de nombreux ingrédients qui les brunissent et les imprègnent d’arômes, forment l’un des piliers de la cuisine sépharade salonicienne (…) Ce noyau matriciel (…) Ce noyau viscéral est rélié aux papilles, et la cuisine, c’est ce qui demeure quand tout le reste a disparu ».
Quant aux adultes oui, ils rient, dans les cuisines, ils chantent, ils prient, ils fêtent, ils prolongent ce qu’ils sont, la plus infime vibration jusqu’aux premières lueurs du jour.
« Et dans sa petite chambre qui jouxte celle de sa mère, la petite Janja s’endort dans la lumière douce d’une lampe à huile, bercée par le pazlan, veilleur de nuit qui arpente les rues jusqu’aux premières lueurs du jour ».
Avant 1917, avant le Grand Feu, avant la chute du statut des Juifs à Salonique, avant la chute de l’Empire ottoman. Désormais les visages se ferment, les dos se courbent, les membres emportent et dans leurs poches et « sous les semelles » Salonique leur ville. Ils partent en train se réfugier dans les bras de l’Europe, l’Europe qui au terme de la première guerre mondiale a la gueule cassée la gueule béante, pour se jeter dans la seconde. Les pieux de l’antisémitisme sont dans le cœur de la belle Europe. L’institutrice Mademoiselle Maurel enseigne la version officielle de l’Affaire.
« Zola, l’immonde pornographe, dont le père, officier payeur à la Légion étrangère, mangeait jadis la grenouille, se met naturellement de la partie ».
Françoise Dreyfus écoute sa maîtresse, attentive petite-fille, petite-fille du capitaine, elle ne comprend pas, « tu sais ce que c’est un pornographe ? ».
Des dates et des briques. Le 24 octobre 1929. Pourtant la vie est là, n’est-ce pas, que l’on soit un homme ou une femme, la vie doit continuer. Se marier et se poursuivre, transmettre les rites et perpétuer les mémoires. L’enjeu est de devenir une femme du XXe siècle sans renier ni ses origines ni sa matière.
« Les jeunes générations ne peuvent pas comprendre à quel point nous étions bridées. Je savais qu’il me fallait patienter, attendre. J’ai attendu… longtemps. J’ai su ensuite que des tractations s’étaient engagées entre les deux familles sur la dot, d’abord, et puis sur le trousseau, et encore sur différentes modalités comme l’endroit où nous allions habiter, de quoi nous allions vivre. J’étais entièrement tenue en dehors de tout cela. C’est mon existence qui se jouait et on ne me demandait mon avis sur rien ».
Janja est la mère de l’auteure, Janja ou Jenny, dorénavant il faut s’appeler Jenny, il faut masquer absolument ce qui est évident, cacher ce qui détermine, fuir ce qui dévoile.
« Pour Jenny ce mariage aura été l’apothéose de sa vie. Tandis que le train d’avant-guerre roule vers les plus beaux endroits du monde, là où certains de leurs ancêtres ont fait des escales séculaires sur les routes de l’exil, un jeune homme et une jeune femme connaissent ensemble ces élans amoureux qui ne se produisent qu’une fois dans une vie (…) et cet amour ne les quittera plus, même lorsque l’histoire les aura défigurés, même lorsqu’ils ne pourront plus dire leur nom, ni raconter à leur enfant qui ils sont ni qui elle est ».
1939. L’année de naissance de l’auteure. La guerre a tout juste deux mois, Hitler tue les Juifs, les Juifs doivent se désigner, ils sont devenus des indésirables. Une fille, « Gracias a Dio ! » Etre une fille aux pires heures de l’histoire du peuple juif est une chance, celle d’échapper à la circoncision.
« Comment avez-vous pu ? Mais nous ne savions pas, nous n’imaginions pas ! Et puis on nous menaçait de sanctions graves si nous n’obtempérions pas ».
Il faudrait pour comprendre connaître le contexte de ces jours, la couleur du ciel précisément, le sens du vent dans les arbres, les mauvaises nuits en raison de la pleine lune, les pleurs d’un enfant ou le ronflement de l’être aimé, il faudrait sentir la nature de l’attente et du siècle qui avance, les peurs naissantes dans les ventres mais sur lesquelles nul ne saurait mettre une image, un mot, un cri.
« Le philosophe Henri Bergson, gravement malade, met un point d’honneur à descendre en pantoufles et en robe de chambre au commissariat de Passy pour se faire inscrire comme juif ».
Les premiers actes de révolte sont des actes de rébellion mais en 1940 nul ne parle pas de résistance chez les Juifs. Pourtant Marcel, le jeune oncle, Marcel et les autres lycéens de Buffon chahutent, glissent des tracts, distribuent « des pamphlets du Front national au quartier latin, partout, y compris dans les cafés ». Premiers actes de sabotage, ils ne se laisseront pas prendre. Eté 1941, invasion de l’Union soviétique par les Allemands. Manifestations, arrestations, exécutions. Marcel, arrêté en janvier 1942, passera entre les mailles du filet. Pas les autres. Il faudra ne jamais oublier les fusillés de Buffon.
« En mars 1942, Saby entend dire qu’un convoi de Juifs déportés depuis Drancy et le camp de Compiègne quitte la France pour Auschwitz. Il y a beaucoup de Français parmi eux. Saby ne répercute pas. Destination inconnue ».
Il faut passer en zone Sud. Grâce à un réseau d’aides, désormais vitales, c’est envisageable. Il faut descendre plus bas, plus profond dans le récit.
« Quant à la petite histoire, la mienne, elle retiendra que, sur la promesse d’un chasseur, l’enfant vivante que je suis a été échangée contre un lièvre mort de la forêt de la Braconne. Que cette enfant passe ainsi la ligne qui sépare la zone occupée de la zone “nono”, non occupée ».
Les tracés sont aléatoires.
« Pas de papiers, pas de travail, pas de logement, pas d’existence ». Bannir les vrais papiers devenus mortels, il faut avoir des faux-papiers et rester en alerte même au « paradis ». Le paradis, c’est la zone Sud. Marseille est libre. Marseille est occupée en novembre 1942. A nouveau, il faut partir pour Nice. Nice est libre. Septembre 1943, les rues sont des souricières, il faut se terrer davantage, tromper les « donneurs », échapper aux rafles.
« Pourtant, depuis le 17 décembre 1942, l’imposture est découverte, la destination inconnue est connue. La Grande-Bretagne, les Etats-Unis, l’URSS et le Comité national de la France combattante à Londres font savoir au monde que les Juifs d’Europe sont en train d’être exterminés. Il s’agit bien de l’“autre” guerre.
Eux se consacrent à la première, qui tend à vaincre militairement le Troisième Reich. Quant à Oscar, Léon et les millions de “musiciens”, ils n’ont plus, en attendant la victoire des Alliés, qu’une seule alternative : tenir ».
Grenoble. Villard-de-Lans. Michèle Sarde parle des anonymes, et des figures de sa famille dispersées, traquées, confondues peut-être même disparues puisque leurs lettres n’arrivent plus. Mais jamais ne pleure. Elle cite les noms de ceux qui feront la littérature après, la politique après, les affaires après la guerre, des jeunes hommes, des jeunes femmes qui se sont bâtis sur et par la guerre. Les identités réelles dissoutes et les rôles de chacun. La Libération répertorie, classe, ignore et compte les siens. Ils étaient des « collabos », ils étaient des agents de liaison, ils étaient des résistants, des déportés, des prisonniers, des clandestins, des exilés, des revenants. Des millions d’êtres qui devront se réinventer ou se fondre puisque ce qu’ils étaient avant la guerre n’est plus. Ils seront des millions à n’être plus.
Il faut rentrer sur Paris. Le 28 septembre 1944. Rentrer le jour de Yom Kippour.
« Jenny ignore encore que septembre 1944 est le mois des dernières fois. C’est la dernière fois qu’elle priera dans une synagogue et la dernière fois qu’elle observera le jeûne de Yom Kippour. L’heure des règlements de compte avec les autres, avec soi-même, avec Dieu, approche. La Jenny qui met le pied gare de Lyon en ce 28 septembre 1944 n’est plus la Jenny qui l’avait quittée pour Angoulême en septembre 1942. Deux années… Deux siècles… Deux millénaires… »
Le retour des déportés et l’attente qui tord les viscères et la peur qui gangrène. Les Revenants. Les Disparus. Les Survivants, eux qui sont restés et les Revenants qui ont survécu. Survivre, il faut survivre, ils ne pensaient qu’à cela, les deux frères, « à chaque minute, à chaque seconde, dans chacun de nos gestes, de nos actes ». Poser les bases de sa survie comme une évidence indiscutable.
« A tout moment, tout ce qui peut affaiblir cette conviction doit être impitoyablement écarté ».
Ne pas pleurer les siens, ne pas souffrir des deuils, annuler le passé et défaire les jours bénis, se laver le corps tous les jours, mimer l’effort et le travail, se faire discret, manger tout et tout de suite, les deux frères ont vaincu grâce à ces injonctions, ont survécu parce qu’ils sont restés ensemble et côte à côte.
« Deux êtres qui s’aiment dans un monde où l’amour est plus rare encore que le pain. Vivants parce dix fois, cent fois, Oscar prend la peine de dégager la braguette de son jeune frère pour l’aider à uriner. Vivants parce qu’ils savent produire de la chaleur humaine dans ce désert de froidure et de cruauté (…) Tout se joue au moment précis où nous leur présentons notre dos. Ceux dont les muscles et la chair des fesses ont à ce point fondu que le bas de la colonne vertébrale est en relief, ceux-là, le SS va les désigner du doigt en lançant : “Musulman !” Musulman… cela signifie la mort (…) Ils parlent, Oscar et Léon, à leurs proches, à leurs amis. Toute la nuit ».
Ils ne parleront qu’une fois, il faut le savoir, ils ne parleront plus après cette nuit.
« Les Revenants cesseront de parler aux Survivants qui ne parleront plus des Disparus. Et les Disparus deviendront des ombres, occultées par les morts de la guerre officielle, qui est désormais terminée (…) Dans ces premières années d’après-guerre et longtemps après, il est considéré comme « indélicat », voire « indécent », d’évoquer le sujet de la déportation pour cause raciale. Le flou règne quand il s’agit de faire la distinction entre celui qui a été arrêté pour ce qu’il avait fait et celui qui a été arrêté pour ce qu’il était. Les plus fragiles et les plus lucides ne peuvent trouver refuge que dans le grand silence du suicide, pendant et après la guerre (…) Les nazis avaient bien réussi leur coup : au-delà de l’extermination de millions d’humains, ils en avaient fait entrer d’innombrables autres dans la servitude volontaire du rejet et de la haine de soi ».
Faut-il présenter ce livre autrement que par les différents extraits qui en restitueraient le ton, le fil, la densité ? Peut-être. Evoquer son architecture et ses rythmes en toutes lettres, sans doute, or le livre tient par lui-même, il tient parce que ceux qui l’habitent y ont dignement souffert. Le travail des images et des caractères. Le tremblement des mains de l’auteure écrivant sans rature et son toucher d’écriture si perceptible, cette écriture justement qui exhume les blancs, lève les énigmes, pointe la chronologie et recompose les identités reniées. Pour que demain existe encore.
Hier Marguerite Duras écrivait dans La Douleur, page 58, un 28 avril : « Ceux qui attendent la paix n’attendent pas, rien. Il y a de moins en moins de raisons de ne pas avoir de nouvelles. La paix apparaît déjà. C’est comme une nuit profonde qui viendrait, c’est aussi le commencement de l’oubli.
La preuve en est là déjà : Paris est éclairé la nuit. La place Saint-Germain-des-Près est éclairée comme par des phares. Les Deux Magots sont bondés. Il fait encore trop froid pour qu’il y ait du monde sur la terrasse. Mais les petits restaurants sont bondés aussi. Je suis sortie, la paix m’est apparue imminente. Je suis rentrée chez moi rapidement, poursuivie par la paix. J’ai entrevu qu’un avenir possible allait venir, qu’une terre étrangère allait émerger de ce chaos et que là personne n’attendrait plus. Je n’ai de place nulle part ici, je ne suis pas ici, mais là-bas avec lui (…) La ville éclairée a perdu pour moi toute autre signification, que celle-ci : elle est signe de mort, signe de demain sans eux ».
Sandrine Ferron-Veillard
- Vu : 4740