Rêve et conscience, Ludwig Crespin (par Marc Wetzel)
Ludwig CRESPIN - Rêve et conscience - Classiques Garnier, 368 pages, février 2020, 39€
C'est un livre paru, sans bruit, il y a presque trois ans, un livre sérieux et dense, écrit par un jeune enseignant de philosophie, vif, instruit et chaleureux, proche des neurosciences, mais soucieux de les rendre accessibles, et utiles à notre quotidien d'êtres pensants. Sa question, précise et féconde, est celle-ci : Quel apport des sciences du rêve à la philosophie de la conscience ? Le rêve n'est certes pas le fondement de la pensée consciente, mais il oblige notre pensée à s'interroger sur sa véritable source. Sur la source qu'elle est, puisque même le rêve est avant tout de la pensée ; sur la source qu'elle a, puisque nous ne penserions pas du tout si le monde ne nous avait pas d'abord fait rêver. D'où vient donc ma pensée dans le monde, et que vient-elle y faire, si le rêve (nocturne) est à la fois une espèce de pensée que je prends (à tort, mais irrésistiblement) pour le monde, et un monde que ma pensée ne peut jamais complètement rapporter à elle-même, ni donc clairement concevoir ? Les auteurs qui, comme Ludwig Crespin, ont à la fois compétence et capacité méditative sont suffisamment rares pour qu'on ose signaler, même avec retard, leur beau travail, et tenter, modestement, d'y introduire par quelques notations.
C'est qu'il y a là à comprendre, et à méditer ! D'abord, le rêve est irréel comme la rêverie, mais c'est une rêverie qui s'ignore. Ensuite, il est fallacieux comme une hallucination, mais c'est (comme le dit Comte-Sponville) une hallucination périodique, normale, et endormie. Enfin, il est fuyant, évanescent comme un souvenir rebelle, mais comment puis-je l'inspecter mieux sans me réveiller plus, et, ainsi, m'éloigner d'autant de lui et de ma pensée d'endormi ? Mais le paradoxe suprême du rêve reste celui-ci : sa teneur est de part en part imaginaire, mais on peut tout faire lors d'un rêve sauf imaginer, car on ne peut pas du tout décrocher ou s'absenter d'un monde quand on ignore qu'on n'y est pas ! C'est que, éveillé dans le monde, on sait qu'on pourrait toujours être ailleurs ; mais endormi dans le rêve, on ignore qu'on ne peut être qu'ici. C'est aussi que si le sommeil s'ouvre à la réalité en s'y éveillant, il ne s'est pas ouvert à l'irréalité en tombant dans le rêve : tout départ de rêve véritable dormait.
On a tort de ne plus s'étonner de rêver pendant qu'on dort, car "l'activité onirique" est vraiment une drôle d'activité. Un rêveur, dans sa nuit (et une nuit qu'il ignore !) est objectivement aveugle et sourd au sens où il ne voit et entend que ce qu'il se fait, à son insu, saisir (c'est que deviner quelque réel que ce soit hors de son rêve l'en réveillerait aussitôt !). Même les choses surprenantes que je m'y entends dire par d'autres viennent de moi. Si dans l'état de veille, on est certain que des choses absentes existent (et qu'elles sont majoritaires), et qu'on peut douter de la réalité des présentes (on peut voir ce qui en subsiste ou non si et quand on change de point de vue, de moment et d'intérêt), dans l'état de rêve c'est presque l'inverse : on ne peut pas douter de la réalité (pourtant strictement mentale, faussement extérieure) des choses présentes, et on doute de celle des absentes (car on n'a pour soi que ce monde agité et bizarre qui se présente sans cesse, on ne peut faire ni provisions de présence ni précédents utiles : le rêveur ne peut se retourner sur aucun sillage, ni compter sur ses propres traces). Les profs, les avocats, les orateurs politiques le savent bien : dans les rêves, les papiers qu'on déplie pour nous appuyer sur des notes sont toujours vides : on n'a rien pu mettre de côté, puisque tout ce qui est se fait tout de suite ou rien. Je ne peux consommer que les ressources que je m'y donne, comme en une étrange autotrophie mentale : l'esprit, sans le savoir, doit y synthétiser sa propre substance. Le rêveur n'explore que ce que son cerveau lui fait rencontrer.
Quand on est mort de fatigue, on s'endort. Ou plutôt : on dort pour ne pas mourir de fatigue, en tout cas, pour soulager la vie de ses efforts. Dormir repose, mais menace, car on s'y retrouve sans défense, et forcé de confier sa vie à ceux qui, éveillés, pourraient la détruire. Mais rêver (pendant le sommeil) repose-t-il, et de quoi ? À qui ou à quoi y confie-t-on alors sa pensée ? Pourquoi faire travailler ainsi le cerveau pendant le repos du corps ? Et comment parvient-on à éveiller son cerveau sans réveiller son corps ? Comment jouer, s'aventurer, éprouver et même dialoguer en rêve, c'est à dire travailler intérieurement, sans cesser de se reposer ? En plein sommeil, se réveillent en moi des images qui ne me réveillent même pas : je suis livré à leur tout-venant, je n'ai pas d'autres mouvements qu'elles (pas de raccourci, pas de va-et-vient, pas de réversibilité), je ne pense que ce qui m'entraîne, un peu comme l'homme éveillé serait entraîné par sa colère, son angoisse, son excitation. Ces images oniriques sont-elles conscientes ? Peuvent-elles ou doivent-elles l'être ou non ? Si le sommeil en général permet de se reposer de la vie sans en mourir (sans l'interrompre), le rêve permet-il de se reposer de la raison (du travail incessant de mise en ordre et de calcul, d'estimation des rapports valables, de contrôle des représentations utiles ...) sans la perdre tout à fait ? Peut-on qualifier de "consciente" la cohérence illusoire d'une telle expérience rêvée ?
Si la conscience est un vif sentiment de présence, ou une impression de réalité propre ou distincte de quelque chose, alors le rêve est une expérience indiscutablement consciente (on s'y sent être, et participer sensiblement à un monde en mouvement); mais si la conscience est la claire compagnie d'un savoir ( = cum-scire), c'est à dire une capacité à se servir pleinement et souplement de ses propres capacités psychiques (calcul, orientation, mémoire, planification de l'action ...) dans une situation réelle, le rêve semble, au contraire, non-conscient - puisque enfermé dans l'instant, coupé de ses arrières, privé de ressources alternatives -, privé de ces compétences de libre attention, de manoeuvre indirecte, de choix judicieux, d'examen nuancé qu'apporte avec elle la conscience vigile. Les philosophes, rappelle Ludwig Crespin, nomment "conscience phénoménale" la première forme (= il se passe quelque chose pour moi, ça me fait de l'effet d'être dans tel ou tel état), "conscience d'accès" la seconde ( = je peux disposer à loisir de données en moi analogues à celles d'une situation que je peux à proportion inspecter, enrichir ou transformer), et l'activité onirique, comme présence intense sans recul possible, ou évidence vécue sans certitude rationnelle, semble bien bénéficier pleinement de la première sorte de conscience et priver massivement de la seconde. Le rêve m'enferme dans une illusoire ouverture au monde, et se joue de la marge même de manoeuvre qu'il accorde à mon esprit. Pourquoi ?
Un bon spectacle théâtral, disait Aristote, doit être à la fois assez prévisible pour être crédible, et assez imprévisible pour être intéressant. Un bon spectacle onirique fait-il de même ? On voit le paradoxe : drôle de "représentation" où il faut captiver le spectateur sans le réveiller, et le surprendre sans lui révéler qu'il est lui-même à la manoeuvre. Pour le rêve, c'est comme double mission impossible : rendre le sommeil aussi intéressant que la veille d'une part (mais que peut-il y avoir d'intéressant dans la suspension de tout intérêt ?), rendre le travail cérébral aussi réparateur que son repos d'autre part (mais à quoi bon bénéficier de "perceptions" dans le sommeil si je ne peux même pas les y comparer entre elles ? à quoi bon mobiliser des pensées si je ne peux pas y travailler sur elles ?). Le cours d'un rêve est incessant, et sans sol : pour comparer des éléments, il me faut un fond stable, objectif, sur lequel je peux permuter des présences, et classer des items (on n'intervertit pas des vagues); pour travailler, il me faut un support résistant, où déplacer efficacement des forces (on ne laboure pas un océan). En rêve, je ne les aurai jamais. Ainsi la réalité d'une conscience qui rêve nous ravit-elle (pas d'illusion plus profonde !) et nous vexe-t-elle (pas de mystère plus décevant !) en même temps.
Etudier l'esprit qui rêve est comme une revanche à prendre sur l'illusion à laquelle, au sein du sommeil, cet esprit se laisse prendre si régulièrement. En rêve, mon cerveau se fait passer pour moi, et me fait me prendre pour les autres (la confusion des première, deuxième et troisième personnes y est donc à son comble); mais toute étude un peu lucide du rêve, montre Ludwig Crespin, est d'un remarquable profit pour la conscience (ne serait-ce que multiplier les heureuses occasions de rêve lucide pendant le sommeil : apprendre à savoir qu'on est en train de rêver sans en être aussitôt délogé, et profiter donc de rêver dans le rêve même, sans pourtant simplement rêver ce savoir même !). Crespin est philosophe, et pense donc avec vaillance l'énigmatique degré de conscience dont il faut réellement créditer les rêves; comme disait un autre philosophe (Yves-Jean Harder), le philosophe cherche la vérité avec courage car il cherche à obtenir de la vérité ce que pourtant celle-ci rend plus difficile : l'estime de soi, la confiance en autrui, l'espérance socio-historique ... en vue de la sagesse, qui est au fond la force d'être content d'être conscient, et nous convainc de rester beau joueur devant la présence d'avance que gardent sur nous nos rêves.
Il resterait une autre façon - la littéraire - de traiter ses rêves, qui est d'écrire ce qu'ils nous suggèrent eux-mêmes de devenir pour se rendre lisibles aux autres, et intéressants, au-delà d'eux. Très peu d'auteurs ont su faire oeuvre à partir d'une essentielle écoute de leurs songes. Mais à la question complémentaire : quel apport des écrivains du rêve à la philosophie de la conscience ? il y a une réponse vivante, qui est l'entreprise rigoureuse et magnifique du poète Bruno Krebs. Après "Dans la nuit des chevaux" ou "La mer du Japon" (NRF/Gallimard), les récents "L'Île Blanche" et "Styx" (L'Atelier Contemporain) témoignent de sa folle et héroïque fidélité aux cauchemars : il a résolu de ne pas s'en réveiller quand ils adviennent, et de faire advenir, dans l'écriture, ce qui d'eux nous réveillera. Avec Krebs et Crespin, nous disposons de deux magistraux (et complémentaires) indics chez Morphée. Dieu lui-même, dit-on, consulte leurs calepins, pour saisir comment nos rêves nous font échapper au sien.
Marc Wetzel
Ludwig Crespin, agrégé et docteur en philosophie, enseigne en classe de Terminale. Membre associé du laboratoire Philosophies et rationalités de l'université Clermont Auvergne, il conduit depuis 2010 des recherches sur la conscience et le rêve à l'interface de la philosophie de l'esprit et des sciences cognitives.
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